Pourquoi avoir choisi de traiter cette période des années 60 jusqu’au début des années 70 ?
On considère qu’il y a deux ou trois périodes d’engouement pour les super-héros. La première va des années 40, 38 exactement avec la création de Superman, jusqu’au début des années 50. C’est une période qui s’explique probablement par le fait qu’on est encore en pleine crise économique et au début de la guerre. Il a la mission de combattre les ennemis, au départ les Nazi, puis les communistes. Et Le super-héros est une réponse imaginaire donnée à la crise économique. De ce point de vue, on pourrait aussi penser que la période actuelle d’engouement pour les super-héros correspond à la crise que nous vivons. La deuxième période est celle des années 60, que j’étudie. La troisième est le renouveau des super-héros. Elle débute au début des années 2000 avec les X-Men portés à l’écran. Ou avec Batman dans les années 90.
Il s’agit donc de la période dans laquelle on se trouve toujours.
Oui, on est encore dedans et elle semble même s’accélérer. Celle-ci aussi peut s’expliquer par la crise économique. Nous sommes d’ailleurs dans une situation de plus en plus comparable à la crise des années 30.
Dans les années 60, les super-héros étaient en déclin. Stan Lee, de l’équipe Marvel, décide d’inventer des super-héros d’un nouveau genre. Des super-héros plus humains. Il commence avec Les 4 Fantastiques, quatre super-héros qui ont des super-pouvoirs mais n’ont pas d’identité secrète. Ils vivent la vie de monsieur tout le monde et sont très humains. Peter Parker, Spiderman, est un adolescent qui va au lycée, puis en fac. Il a des soucis d’adolescent, doit s’occuper de sa vieille tante et veut travailler.
Des super-héros qui ne ressemblent pas à ceux des années 40. Et surtout qui ne se développent pas dans un contexte de crise. Au contraire dans un contexte de croissance économique, les baby-boomers deviennent des ados. On voit même une remise en cause de l’hégémonie américaine au milieu des années 60. Ce sont tous ces super-héros qu’on retrouve aujourd’hui dans les films. Si on veut comprendre l’engouement actuel des spectateurs pour ces super-héros, il faut s’obliger à faire un détour par cet âge d’argent, qui va de 1961 à 1973.
Et puis, étudier les super-héros dans leur totalité, c’est impossible. En comptant les méchants et les gentils, on compte environ 5 000 personnages chez Marvel et 3 ou 4 000 chez DC. Ils existent environ 9 000 personnages ! Plus personne n’est capable de mesurer l’ampleur des super-héros, d’où l’importance de les étudier par période.
Les super-héros des 60’s, plus humains et plus faibles
C’est la grosse différence entre les super-héros des années 60 et ceux des années 40, l’humanité et la faiblesse des premiers ?
Oui. Des faiblesses qui peuvent être mis en lien avec la société dans laquelle ils se développent, sans faire d’automatisme surtout. Dans les années 40, les super-héros les plus importants sont Batman, Superman et Captain America. Ils obtiennent leur pouvoir de manière scientifique pour Captain America, quasiment magique pour Superman. Ils mettent leurs super-pouvoirs au service des forces du bien et pour lutter contre des ennemis. Ils ont un moral inébranlable et sont de très grande valeur. On les appelle des demi-dieux et ce n’est pas par hasard. Ils sont quasiment parfaits.
Dans les années 60, ils n’obtiennent plus leur pouvoir grâce à la science mais par des accidents. Une crainte naît concernant la science. Elle est moins maitrisable qu’à l’époque de Captain America. Et ce sont des héros plus fragiles. Ce sont toujours des braves gars avec des valeurs fortes, mais ils ont des faiblesses. Ils sont soumis à la colère, à la passion. On voit une dégradation vers l’humain et un peu moins qu’humain ensuite, comme avec les Watchmen dans les années 80.
Peut-on dire que les fêlures, les faiblesses qui caractérisent les super-héros des années 60 sont révélatrices de ce qu’est la société américaine dans les ces années-là ?
C’est la société occidentale dans son ensemble et américaine plus particulièrement. Un très grand nombre de ces super-héros sont une métaphore de l’adolescence. Pour Peter Parker, c’est évident. C’est un adolescent, « je suis le plus fort mais personne ne le voit à l’extérieur. Je suis Spiderman, je suis un super-héros, mais personne ne le sait et tout le monde me rejette. » Il est rejeté par ces camarades, maltraité par son patron, traité comme un enfant par sa tante. C’est une métaphore de l’adolescence.
Les années 60, dans toutes les sociétés développées, correspondent à ce qu’on appelle la seconde modernité. Avant, on était défini en tant qu’individu par le biais des institutions, l’école, l’armée, l’église… Les institutions nous disaient qui on était mais avant toutes choses, on était français ou américain. Dans les années 60 apparaissent des revendications plus particularistes. On est homme ou femme, mais aussi étudiant, ou régionaliste ou homosexuel dans les années 80… Des identités sociales sont revendiquées et ne sont plus dictées par les institutions mais par les individus. Des individus qui doivent gérer des identités multiples complexes, ce qu’on retrouve chez les super-héros de cette période.
Spiderman, X-Men doivent gérer ces identités multiples et complexes. De manière métaphorique et fictionnelle. C’est en cela que les super-héros entrent en résonnance avec la société de l’époque.
Et pour ce qui est de l’Amérique elle-même, il s’agit aussi d’une contestation de la puissance américaine. Captain America est le plus patriote des patriotes et c’est un surhomme. Ce thème du surhomme n’était pas l’apanage des nazis mais toutes les sociétés développées avaient développé des idées d’eugénisme, d’amélioration de l’espèce. Cette idée de surhomme n’était pas choquante. Alors que ce n’est plus du tout le cas dans les années 60.
Prenons le cas d’Iron Man. Il est aujourd’hui présenté comme un marchand d’armes extrêmement cynique. Quand il est né en 1963, il a été créé comme un héritier de l’empire de son père, marchand d’armes, qui se bat contre les communistes, notamment les Chinois et les Vietnamiens. Ce qui ne gênent personnes. Mais à partir de 1966, les étudiants commencent à contester la guerre au Viet Nam et l’intervention des Etats-Unis. Les scénari d’Iron Man évoluent alors. On trouve beaucoup moins de manichéisme, ce n’est plus l’empire du bien contre l’empire du mal. Tony Stark, un playboy sympathique et fragile dans les années 60, est devenu aujourd’hui un type imbuvable et cynique. Ce n’est plus le même personnage.
Peut-on dire que la situation économique actuelle et les évolutions de notre société influencent aujourd’hui les scénarios des films de super-héros ?
Sans doute, même si je ne veux pas faire d’analyse trop rapide. C’est une réponse prudente et fragile que je vous fais : oui. Dans la représentation des super-héros actuelle, à l’exception de Spiderman de Sam Raimi, les autres ont tendance a gommé leur aspect fragile. Avengers réunis six superhéros, très musclés, on évoque durant une scène leurs faiblesses et leur passé mais c’est tout. Leur vie privée n’est pas présente alors qu’elle est essentielle dans les années 60. On a parfois l’impression de revenir à des super-héros semblables à ceux des années 40, qui défendent la veuve, l’orphelin et l’injustice. Le cynisme d’Iron Man est toutefois très nouveau et est encore une autre façon de prendre le problème, un nouveau reflet de la société.
Les années 60 correspondent aussi à la lutte des Noirs pour la reconnaissance de leurs droits civiques. Retrouve-t-on cette revendication dans les histoires de super-héros de ces mêmes années ?
Oui, il existe deux exemples intéressants. On trouve un premier super-héros noir dans les 4 Fantastiques, Black Panther, en 1965. Le nom existe avant la naissance des Black Panthers, mouvement pour la reconnaissance des droits civiques des Noirs. Mais Black Panther, n’est pas vraiment un symbole de revendication.
Ce qui est le plus frappant est un épisode d’Iron Man, qui se trouve face aux revendications d’étudiants noirs. On retrouve le Noir qui veut négocier et le vilain, pas si vilain que ça d’ailleurs, qui pousse à la rébellion. On retrouve la partition jouée entre Martin Luther King et Stokely Carmichael.
De manière moins évidente, on retrouve aussi cette contestation dans les premières histoires des X-Men. Le professeur Xavier essaie de les rassembler pour qu’ils s’intègrent dans la société alors que Magneto veut les rassembler pour qu’ils dominent la société, on a là une problématique qu’on retrouve dans les problématiques noires des années 60. Est-ce qu’on recherche le séparatisme ou est-ce qu’on recherche l’intégration ?
Les super-héros et la société française
Le parallèle que vous faites entre les super-héros et la société américaine des années 60, peut-on faire le même avec la société française ?
C’est assez différent en France. Superman et Batman sont publiés assez tôt en France. Ils ne sont pas trop inquiétants, même s’ils ont fait l’objet d’attaques violentes aux Etats-Unis. En France, ce sont plutôt les super-héros Marvel, édités par les éditions Lug notamment, dans les années 70 qui posent problème. Strange, Fantask, Marvel… Ces revues ont constament été soumises à des formes de censure plus ou moins sournoises, plus ou moins nettes. La commission de censure considérait que les super-héros étaient traumatisants pour les enfants. Il est sans doute possible qu’il y ait eu une alliance entre les associations catholiques et les associations communistes, qui ne voyaient pas d’un bon œil l’entrée en France de productions américaines. Jusque dans le milieu des années 70, la revue Strange était étiquetée « revue pour adulte », de nombreux adolescents ne pouvaient pas les lire parce que leurs parents le leur interdisaient. Il existait un caractère sulfureux autour des super-héros, comme de tout ce qui était fantastique, dans un pays rationnel comme le nôtre.
Considérez-vous que le fait de lire des aventures de super-héros constitue pour un adolescent un parcours initiatique ?
Oui, très probablement. Il y a d’une part le récit mythique de ces individus avec des pouvoirs qui renvoient au récit mythiques nordiques ou celtes. Ils ont des fragilités, des handicaps, des difficultés sociales, on s’identifie à eux. Et aussi, je vole la thèse d’un autre sociologue Eric Maigret, on laisse beaucoup de place à la vie privée des super-héros des années 60. La vie de Peter Parker, avec sa tante et son amoureuse. La vie de Tony Stark avec ses amoureuses. Dans presque tous les récits de super-héros, ont trouve ce souci de mettre en place des histoires de cœur. À l’époque les revues de super-héros étaient essentiellement lues par des garçons. Et cela leur permettait d’accéder aux récits d’initiations, roman photo ou à l’eau de rose, qu’ils n’auraient pas lu autrement.
Dans votre livre vous expliquez que Perter Parker/Spiderman est l’archétype du super-héros. Pourquoi ?
Ce n’est pas mon préféré mais c’est celui qui représente le plus les diverses caractéristiques des super-héros de cette époque. C’est un ado, il a un handicap social d’intégration aux autres, il a une temporalité et il vieillit. Il va au lycée, puis à la fac, puis devient assistant. Il doit gérer énormément d’identités.
Le Surfeur d’argent, lui, est très représentatif des super-héros par ses aspects mythologies. C’est vraiment le plus proche de l’idée de demi-dieu.
Et quels sont vos super-héros préférés ?
Surfer d’argent, Daredevil et les premiers X-Men.
Hulk est un super-héros monstrueux
Comment se fait-il, alors que notre époque est propice aux super-héros, qu’on n’en voit pas de nouveaux apparaître ?
Uniquement pour raisons commerciales. Marvel, qui est aujourd’hui à Disney, possède 5000 personnages. Dans les comics, on invente des super-héros, mais dans le cadre du cinéma, pourquoi se risquer à inventer un super-héros qui n’a pas fait ses preuves alors qu’on a à disposition un fonds énorme. Le cinéma va sans doute recréer ce qu’a fait Marvel dans les années 60, un monde de super-héros. Ils vivent tous dans le même monde. Daredevil, peut rencontrer l’araignée, qui peut rencontrer le surfeur d’argent… Si c’est bien fait, cela peut donner une certaine cohérence et une belle ampleur. Et c’est ce qu’ils font. Il y a eu un film sur Thor, deux sur Iron Man, un sur Captain America, deux sur Hulk. Sur les six super-héros, quatre ont déjà eu un film. Ils envisagent d’en faire un autre avec Spiderman. Mais les droits appartiennent à Sony, c’est compliqué.
D’ailleurs, Hulk est-il selon vous un super-héros ?
Oui, il fait partie des super-héros. Qu’est-ce qu’un super-héros ? Il faut avoir deux des trois caractéristiques suivantes : posséder des super-pouvoirs, avoir une identité secrète ou un costume distinctif, avec une marge de manœuvre autour de tout ça.
On met Nick Fury dans les super-héros, ça n’en est pas un. C’est un héros très musclé dont on connaît l’identité, mais on l’a glissé dans la catégorie parce qu’il travaille toujours avec eux. Hulk fait partie de la catégorie des super-héros monstrueux, une personne dont l’identité héroïque a complètement supplanté, au moins un temps, l’identité à la ville. Il s’agit de deux identités disjointes. Hulk ne se souvient pas qu’il est Bruce Banner. La Chose, le Surfeur d’argent, c’est pareil.
Dans la somme incroyable de films de super-héros actuellement, parvenez-vous à vous y retrouver ?
Tim Burton c’est Tim Burton, il fait ce qu’il veut, ça marche et on s’y retrouve toujours. Il y a aussi les films de Sam Raimi, qui semble très bien connaître Spiderman. Il se permet de faire des relectures, des trahisons, qui en vaillent vraiment la peine, qui font de beaux enfants comme on dit. Le dernier Spiderman n’est pas désagréable à voir mais c’est une relecture de Spiderman qui n’est pas intéressante. Il a enlevé tout ce qui vaut le coup chez Spiderman. La fragilité, l’échec sociale, le handicap… Le patron du journal n’apparaît pas, alors qu’il est essentiel.
Iron Man, j’aime assez. Je trouve qu’ils se sont bien débrouillés avec un personnage qui était difficilement transposable avec la situation actuelle. Un marchand d’armes anti-communiste, c’est difficile. Je trouve ça réussi.
Les 4 Fantastiques ne sont pas du tout réussis. Celui avec le Surfeur d’argent (2007) encore moins. Quand vous le comparez avec la bande dessinée, épique et grandiloquente, ils ont en fait un film sans aucun intérêt.
Les X-Men, ça dépend. Mais le dernier, Le Commencement (2011), est une relecture très intéressante.
Je pense que la catastrophe des catastrophes est bien sûr Daredevil que je préfère oublier. Je pense que le type (Mark Steven Johnson, 2003)) n’a rien compris au personnage.
> Sociologie des super-héros de Thierry Rogel, Hermann éditeurs, 2012.