Le vélo et la ville ne faisaient plus bon ménage depuis les années 70. Chassée par l’automobile à l’époque pour des raisons de sécurité notamment, la bicyclette retrouve peu à peu sa place et s’est réimposée dans l’espace urbain.
Après des années 1980 où il était devenu un moyen de transport marginal, le vélo a su revêtir son costume urbain pour satisfaire les nouveaux besoins de ses adeptes. A l’occasion de l’exposition parisienne Voyages à vélo. Du vélocipède au Vélib’, Citazine s’est intéressé à la place du vélo en ville. Catherine Bertho-Lavenir, professeur d’histoire culturelle à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, nous explique que pour un même lieu – la ville -, les utilisations de la bicyclette vont déterminer la forme et l’allure de l’engin… Le vélo urbain pourra être stylé, mais aussi ressembler à un vieux biclou. Explications, cheveux au vent.
Existe-t-il des caractéristiques de la pratique cycliste en ville ?
Oui, mais il faut faire un tableau varié. Par exemple, les Vélib’ sont fait pour être empruntés. Leurs concepteurs ont réfléchi et se sont basés sur l’expérience des vélos empruntés à La Rochelle, par exemple, qui datent de 1974. Les Vélib’ ont une couleur neutre, qui n’est pas marquée, pas typée pour une catégorie de personnes : le Vélib’ peut être emprunté par n’importe qui. Cette couleur n’a pas été choisie par hasard.
En ville, il y a désormais le fixie (vélo à pignon fixe, NDLR) qui permet de démarrer et de freiner rapidement, assez dangereux dans la circulation ; cette mode vient des Etats-Unis. Dans ce cas, on est tout à fait dans l’affichage du corps, de l’excellence, une sorte de sentiment aristocratique et original à la fois : mais un peu une mode. On peut donc penser que cela va disparaître.
Et puis, vous allez voir des gens avec de vieux vélos, tout déglingués. Cela correspond à une autre logique. Ce sont des personnes qui montrent qu’elles ne sont pas attachées aux biens ostentatoires, c’est moins grave si on leur vole… et il y a moins de chance de se le faire voler. Il y a des gens qui affichent le fait d’avoir le même vélo Peugeot depuis leur 14 ans : il s’agit de montrer qu’on est attaché à la tradition, qu’on ne tient pas à afficher une richesse extérieure qui peut être assimilée à une tradition bourgeoise.
La pratique des vélos en libre-service, comme les Vélib, va-t-elle marquer l’histoire du vélo ?
En France, oui. Cela a justifié un nouveau partage de la route : des pistes cyclables sécurisées, une réflexion sur les trajets à vélo que l’on pouvait faire en ville, et aussi une sorte d’éducation des conducteurs motorisés. Je pense que cela a vraiment fait date. C’est une bonne idée, il ne faut pas baisser la garde, pas abandonner. Même si ce n’est pas LA solution, c’est une solution parmi d’autres qui permet de réintroduire le vélo en ville.
La notion de liberté est-elle importante dans le fait d’utiliser des vélos en libre-service ?
Oui, énormément. Elle est aussi significative dans le fait d’avoir son propre vélo. Cela va avec les valeur des jeunes urbains. C’est un moyen de s’affranchir des transports collectifs pour les étudiants. Ils ne sont pas obligés d’attendre, pas contraints de monter avec les autres, ni de suivre l’itinéraire du bus. En ville, l’alternative à la voiture, c’est soit la bicyclette, soit les transports en commun. Choisir le vélo, ça veut dire ne pas choisir les transports collectifs.
Assiste-t-on à un retour de la pratique individuelle, comme dans la période qui a suivi l’invention du vélocipède (1818), alors que dans les années 1900, la pratique était plus collective ?
Oui, avec toutes les variantes. Cette pratique individuelle est uniquement possible pour des étudiants ou des jeunes actifs qui n’ont pas d’enfants ni beaucoup de charges à transporter. Dès que vous êtes marié, que vous avez des enfants, ce n’est plus aussi commode. On a donc recours à des vélos traditionnels avec panier à l’arrière, ou plus perfectionnés qui tirent une petite carriole. Une famille, un individu peut avoir plusieurs vélos selon les usages, notamment un vélo électrique pour les trajets plus longs.
Ici, à Weimar, en Allemagne (Catherine Bertho-Lavenir a passé les six derniers mois à l’IKKM, Centre de recherches à Weimar, NDLR), les gens changent de vélo selon la longueur du trajet qu’ils ont à parcourir : un vélo rapide, un peu sportif, très solide quand ils ont 10-15 km à faire le matin. Et un vélo plus urbain pour faire 5 ou 6 km.
Les année 70 et le tout automobile ont chassé les vélos de l’espace urbain. Le vélo n’aurait pas pu reprendre sa place seul sans volonté politique…
Effectivement. C’est une question de partage de l’espace public de la route. Mais aussi de sécurité. Il faut se souvenir des débuts de la bicyclette. A la fin du XIXe siècle sur les routes, il y avait des animaux errants, des piétons et des troupeaux, parce qu’il n’y a rien de dangereux sur la route. Le grand trafic passait par le chemin de fer. Quand les bicyclettes arrivent vers 1880, paradoxalement, elles sont considérées comme dangereuses car très rapides. Puis, dans les années 1960 et surtout 1970, avec l’automobile de masse, la bicyclette disparait rapidement pour des raisons de sécurité : les gens l’abandonnent.
Cela va entraîner plusieurs choses. Au début des années 1960, dans les villes françaises de province, les enfants d’une dizaine d’années allaient à l’école primaire et au collège à vélo. Dès que les parents ont commencé à les conduire à l’école en voiture, le fait qu’il y ait des voitures près des établissements scolaires a rendu les alentours dangereux : cela a aussi accéléré la disparition des vélos dans les années 90. On s’est mis alors à sur-aménager les abords des écoles, c’était très intense. Aujourd’hui, il y a des ralentisseurs, des panneaux, des agents pour les sorties de classe pour faire ralentir les automobilistes. Mais tout cela ne redonne pas pour autant une place à la bicyclette.
Pensez-vous que l’on va assister à un réel retour au vélo dans la ville dans les années à venir : le vélo va-t-il retrouver sa place ?
Il y a quelques années, j’imaginais qu’on allait vers un vrai mouvement de masse. Je ne le pense plus. J’ai participé récemment à un colloque à Munich, avec des anthropologues, des économistes, des aménageurs urbains, des historiens, qui se demandaient si la bicyclette était une solution de développement durable. Il y a cinq ou six ans, cela aurait été très militant. Ils auraient répondu : "les villes vont être converties entièrement à la bicyclette. On va faire de grands espaces où les voitures seront interdites, il y aura uniquement des transports en commun et des vélos". Avec le recul, on s’est rendu compte que les voies réservées aux vélos étaient immédiatement envahies par des deux roues motorisés. Désormais, les spécialistes sont plus prudents. Ils expliquent que les situations sont diversifiées. Il y a des usages du vélo, pas un seul. Il y a aura des endroits réservés aux vélos, d’autres pas. Il faut organiser une sorte de cohabitation entre automobile, transports en commun et bicyclette, et penser qu’on peut utiliser l’un et l’autre.
On est donc plus forcément dans la stigmatisation de la voiture pour permettre le retour du vélo en ville ?
C’est désormais plus subtile, plus nuancé. La situation a évolué. Ce n’est plus l’idée générique qui consiste à chasser les voitures et absolument imposer le vélo. Ce n’est plus une politique du coup de poing. Aujourd’hui, on s’intéresse aux mobilités des gens. On analyse les cas de figure où les gens se déplacent. En quelques années, on est passé du tout ou rien à une vision plus nuancée et pas forcément moins efficace. C’est presque un deuxième âge de l’introduction de la bicyclette, qui tient compte davantage des situations réelles de mobilité dans lesquelles se trouvent les personnes. On ne va pas les stigmatiser parce qu’elles prennent leur voiture, mais on va constater que, dans certains moments, ils vont avoir envie – ou besoin – de prendre la voiture, ou dans d’autres, plutôt un vélo. Il n’y a pas une solution globale, mais des solutions particulières.
Pour revenir au fixie, pensez-vous que sa pratique traduit uniquement un effet de mode ?
Le fixie fait partie de ces cultures urbaines qui changent très vite. Il est très apprécié des bobos. C’est la culture du corps, de l’apparence, de l’élégance. Il y a même une certaine ostentation : ce qui est commun, c’est le goût de se montrer, de signaler qu’on s’habille d’une façon un peu visible. On a plaisir à s’afficher et à jouer avec son vélo : un moyen de revendiquer son excellence. Cela va tout à fait avec la fin du XIXe siècle où la bicyclette était un amusement mondain, dans un monde d’élégance avec des cyclistes dandys. Mais évidemment, le cadre est tout à fait différent. Le fixie , c’est aussi l’importation en Europe et surtout en France d’une mode new-yorkaise. Il y a clairement un effet de mode et un peu de domination symbolique, parce que New York, c’est élégant, c’est chic et c’est de là que viennent les tendances. On n’est presque plus dans l’utilitaire.
Que voulez-vous dire par là ? On n’utilise donc pas forcément le vélo en ville comme moyen de transport…
Ce qui se joue dans les usages du vélo, c’est la représentation de soi, des autres et de l’espace. Par exemple, utiliser le Vélib’ à Paris, c’est aussi une façon de s’ouvrir sur l’espace de la ville, d’aller plus lentement, d’avoir le temps de regarder des monuments, une volonté de s’approprier la ville. On peut donc être très loin d’un choix rationnel : ce n’est pas la manière qui permet d’aller le plus vite d’un lieu à un autre, ni la façon la plus sécuritaire possible. En fait, Il y a beaucoup d’autres choses qui rentrent en jeu quand on décide de prendre un vélo.
Plus généralement, le vélo revient après une période creuse dans les années 70 et 80, période de désaffection…
Le vélo revient, mais pas de la même façon. Ce sont les jeunes adultes qui reviennent à la bicyclette en ville et non les jeunes enfants. On a complètement rompu avec le modèle ancien. Les usages du vélo qui se développent aujourd’hui se réinventent sur des nouveaux critères. Par exemple, il y a peu de professions qui utilisent le vélo en tant que tel. Le retour du vélo se fait dans un cadre social, un système de représentation, d’image, selon nos goûts, notre imagination qui sont différents d’autrefois et qui correspondent à notre société, à notre avenir. Il ne s’agit pas du tout de réintroduire la bicyclette à l’identique. Il s’agit de réinventer des usages. Ici à l’Université de Weimar, tous les universitaires ont un vélo : nous, les professeurs, avons même un vélo de fonction : un bureau, un ordinateur et un vélo !
> Exposition Voyages à vélo. Du vélocipède au Vélib’, jusqu’au 14 août à la Galerie des bibliothèques, à Paris.
> Catherine Bertho-Lavenir est l’auteur de l’ouvrage qui accompagne l’exposition Voyages à vélo. Du vélocipède au Vélib’, éd. Paris bibliothèques, 2011. Elle a également écrit La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Odile Jacob, 1999.