Après une vie de comédien de théâtre bien remplie, Aydin (Haluk Bilginer) a décidé de passer sa retraite dans la région de Cappadoce, en Anatolie centrale, où il partage son temps entre la direction d’un petit hôtel et la rédaction d’articles sociétaux pour un journal. Il vit avec sa jeune femme Nihal (Melisa Sözen) qui s’est considérablement éloigné de lui au fil des années et sa sœur, Necla (Demet Akbaga), venue récemment trouver refuge suite à un divorce douloureux.
Alors que la neige recouvre peu à peu le paysage, les clients se font plus rares, laissant la place à l’introspection. L’hôtel devient peu à peu le théâtre de passes d’armes blessantes entre Aydin et les deux femmes, la révélation de ressentiments longtemps étouffés poussera l’ancien comédien à un exil difficile mais peut-être salvateur.
Winter is coming
Winter sleep possède une cohérence saisissante entre son propos et son esthétique, dont Nuri Bilge Ceylan maîtrise, comme à son habitude, le moindre plan à la perfection. Le paysage de steppes s’étendant à l’infini et l’hôtel isolé – baptisé Othello en mémoire du passé d’Aydin – enfoncé dans les falaises troglodytes contribuent énormément au sentiment d’oppression du film.
Magnifiques, ces roches qui entourent constamment le vieux comédien et les siens sont également immuables, elles exercent une pression invisible mais constante, renforcée par la neige qui rend tout déplacement potentiellement dangereux.
Enfermé dans cet environnement naturel hostile, Aydin a peu de chance d’échapper aux attaques des deux femmes qui partagent sa vie et à une sévère remise en question. « L’hiver arrive », le slogan menaçant de la série Game of Thrones pourrait être là aussi utilisé pour résumer l’atmosphère et l’esthétique de ce film qui plonge son personnage principal dans un hiver très rude, sans échappatoire.
Paroles, paroles, paroles
Palme d’or au dernier Festival de Cannes, Winter sleep est le film le plus dense et bavard du réalisateur. Le projet, inspiré par trois nouvelles de Tchekhov, a mis quinze ans à se concrétiser et offre une réelle densité narrative. En plus d’être confronté à sa femme et sa sœur, Aydin, propriétaire plutôt aisé, est également aux prises avec une famille n’assurant plus le paiement de leur loyer.
Cet affrontement secondaire, cette fois-ci en dehors de la cellule familiale, confronte Aydin à son rapport à la société. C’est notamment cette vie d’ermite que sa sœur lui reproche, le comédien écrirait sur des sujets qu’il ne connait pas – notamment la religion – au lieu de rédiger son « Histoire du théâtre turc », un ouvrage envisagé depuis des années mais toujours pas débuté.
Attaqué par sa sœur sur le domaine professionnel, Aydin l’est également par sa femme Nihal sur le plan sentimental lorsque celle-ci remet en cause leur couple l’accusant d’être égoïste, cynique et d’utiliser son intelligence pour mépriser son entourage.
Très souvent littéraires, les dialogues du film sont parfois difficiles à suivre – notamment sur la longueur – mais ils subliment les prestations des acteurs, tous excellents, et offrent aux personnages une profondeur saisissante. Les amateurs du cinéma d’Ingmar Bergman devraient ressentir la proximité avec le cinéaste suédois.
Explorant des sujets aussi vastes que le rapport à la création, à la société et à l’être aimé, Winter sleep est une œuvre dense qui peut rebuter par ses dialogues intenses qui font paradoxalement sa force. Les 3h16 de ce rude hiver ne paraissent pas trop longs mais l’on en sort sonné, avec l’intime conviction qu’une nouvelle visite dans l’hôtel troglodyte sera certainement nécessaire pour saisir l’étendue du message.
> Winter sleep (Kis uykusu), réalisé par Nuri Bilge Ceylan, Turquie – Allemagne – France, 2014 (3h16)