Dans un futur proche portant les stigmates d’une crise climatique, chaque foyer possède un androïde domestique appelé « techno-sapiens ». Chez Jake (Colin Farrell) et Kyra (Jodie Turner-Smith), il s’appelle Yang (Justin H. Min). Il a pour mission de veiller sur Mika (Malea Emma Tjandrawidjaja), leur fille adoptive d’origine chinoise, en assurant un rôle de tuteur, d’ami et de confident.
Le jour où Yang tombe en panne, Jake met sa vie en pause pour tenter de le réparer. Mais le périple pour sauver l’androïde va se révéler plus compliqué que prévu. Alors qu’il explore la mémoire du robot humanoïde, Jake est déstabilisé par ce qu’il découvre.
Never Can Say Goodbye
Kogonoda a trouvé l’intrigue étonnante de son nouveau film dans Children of the New World, un recueil d’histoires courtes écrit par Alexander Weinstein et sorti en France sous le nom After Yang et autres histoires. Alors qu’il n’avait jamais envisagé de faire un film de science-fiction, le cinéaste a immédiatement été inspiré par la nouvelle Saying Goodbye to Yang racontant les conséquences inattendues d’un androïde domestique tombant en panne.
After Yang propose une adaptation de ce récit d’anticipation d’autant plus troublante que le futur mis en scène s’éloigne des conceptions habituelles de la science-fiction. Mise à part la présence de Yang, la petite famille évolue en effet dans un univers qui semble très familier.
Futur presque normal
Loin de tout futurisme, After Yang propose un monde qui n’est pas envahi d’écrans et de gadgets. La technologie se fait discrète dans la maison familiale qui n’a rien d’extravagante. Le cinéaste esquisse un monde qui est l’héritage d’une catastrophe climatique qui reste non définie. Dans ce monde d’après qui ressemble beaucoup à celui d’avant, les populations ont fui les grandes villes et le retour à l’organique est la norme.
Ainsi Jake travaille dans un magasin de thé, un choix pour le moins décalé si on le compare aux fantasmes sur les métiers du futur. D’apparence familier, ce récit de science-fiction se concentre sur une cellule familiale atypique – selon nos critères actuels -, dont le dysfonctionnement de l’un de ses membres est le point de départ d’un voyage existentiel pour le père de famille.
Identité Artificielle
Au sein de la petite famille, Yang a notamment pour fonction d’ancrer la jeune fille adoptée dans la culture asiatique. Un rôle qui pose une double question sur l’identité. Ce sous-texte de la nouvelle a interpellé Kogonoda, lui-même américano-asiatique et père adoptif d’enfants coréens. La volonté de faire découvrir à un enfant adopté une culture en lien avec ses origines ethniques est en soi un sujet intéressant : il pose la question du besoin de s’approprier ou non une identité en lien avec ses origines.
La démarche est ici d’autant plus intrigante que l’enseignement dispensé à la jeune Mika est assuré par un androïde. Malgré son apparence humaine, Yang reste un robot qui a été programmé pour cet objectif. Il n’est pas plus asiatique en soi que les parents de la jeune fille. Comme l’intelligence artificielle est le fruit du savoir de ses créateurs, Yang tire son « asianité » de l’entreprise qui l’a fabriqué.
Cette identité asiatique que Yang transmet à Mika est purement encyclopédique et le résultat d’une construction intellectuelle. Cette vision peut d’ailleurs être soumise aux clichés d’une société posant un regard extérieur sur un groupe minoritaire. Plus important encore, elle n’est pas l’œuvre d’une expérience personnelle, ce qui renvoie à la question du sentiment d’appartenance identitaire. En quoi Yang est-il « asiatique » ?
Émotivité artificielle
Alors que le sujet de l’adoption de la jeune Mika tisse en toile de fond ce premier questionnement sur l’identité, c’est bien la conscience – et par extension l’humanité de Yang – qui est questionnée. Ce sujet très actuel d’une émotivité artificielle trouble même certains esprits scientifiques qui en viennent à s’interroger sur une possible conscience de leur création.
After Yang flirte avec cette question du libre arbitre voire des sentiments. Une possibilité qui pousse Jake à considérer l’androïde comme un membre de la famille plutôt qu’un simple appareil électroménager ou un ordinateur éducatif amélioré pour sa fille. La bascule s’opère lorsque Jake tente de faire réparer le robot humanoïde et découvre un passé insoupçonné.
Random Access Memory
Si la panne de Yang reste mystérieuse, Jake apprend que ce robot a déjà plusieurs vies derrière lui. Acheté reconditionné pour des raisons économiques, Yang avait déjà servi dans une autre famille avant celle de Jake. En accédant à la mémoire interne de l’androïde, le père de famille découvre que l’androïde avait également eu une vie dans une troisième famille avant cela.
Avec l’aide d’une paire de lunettes spéciales, la mémoire de Yang s’affiche sous la forme d’un univers constitué de galaxies de souvenirs dans lesquelles Jake peut se déplacer. Au fur et à mesure de son voyage virtuel, Jake est confronté à cette mémoire robotique troublante qui interroge la conscience du passage du temps.
Cette accumulation de souvenirs trace une cartographie mémorielle où les liens entre les individus se font et se défont. Au fil du temps, des sensations, des joies et des deuils semblent concrétiser une conscience. Comme si le temps et cette collection de souvenirs conservés soigneusement était la réponse à l’humanité de Yang.
Être humain ou pas
La découverte des souvenirs de son androïde plonge Jake dans une quête de sens qui dépasse l’habituelle crise de la quarantaine. L’acteur de L’Affaire Roman J. (2017) – lire notre critique – et Mise à mort du cerf sacré (2017) – lire notre critique – incarne avec justesse ce père de famille troublé par la possibilité d’une conscience robotique. Mais encore faut-il la définir…
Pour renforcer la confusion, Kogonada a ajouté un personnage à la nouvelle écrite par Alexander Weinstein. Au sein des souvenirs nébuleux enregistrés dans la mémoire de Yang, une jeune femme apparait. Incarnée par Haley Lu Richardson également présente dans Columbus (2017), le premier film du cinéaste, Ada possède un secret. Son questionnement identitaire brouille encore un peu plus la définition de ce que signifie appartenir au genre humain.
After Yang exploite habilement le récit initial en tournant en dérision la logique habituelle des histoires sur l’intelligence artificielle. D’ailleurs, lorsqu’on lui demande s’il aimerait être humain, l’androïde répond avec un ton moqueur qu’il s’agit d’une question très humaine.
La quête est ici inversée : Jake se questionne sur la valeur d’une altérité pour ce qu’elle est, sans le repère familier de l’humanité. Le périple intérieur de Jake soulève beaucoup de questions dont les réponses restent en suspens, comme les souvenirs mystérieusement conservés par Yang dont la valeur véritable à ses yeux nous échappe.
Avec son futur aux repères si familiers, After Yang est un labyrinthe introspectif déroutant qui explore en profondeur les définitions de la famille et de l’identité. Un traitement original et fascinant de la question de l’intelligence artificielle qui trouble par son invitation à définir l’existence en dehors de toute humanité.
> After Yang, réalisé par Kogonada, États-Unis, 2021 (1h36)