« Anora », fuite en amants

« Anora », fuite en amants

« Anora », fuite en amants

« Anora », fuite en amants

Au cinéma le 30 octobre 2024

Strip-teaseuse de Brooklyn, Anora voit son destin basculer lorsque Ivan, fils d'un oligarque russe, succombe à ses charmes. Porté par l'insouciance de la jeunesse, les deux amants se retrouvent rapidement mariés. Une nouvelle qui sidère les parents d'Ivan, prêts à tout pour faire annuler l'union. Entre histoire d'amour et course poursuite, Anora charme par son humour et sa joyeuse frénésie. Avec ce conte de fée moderne récompensé à Cannes, Sean Baker prouve une nouvelle fois son talent pour évoquer avec tact les laissés-pour-compte de l'Amérique à travers des personnages d'une sincérité bouleversante.

À première vue, la rencontre entre Ani (Mikey Madison), diminutif d’Anora, jeune hôtesse dans un club de strip-tease de Brooklyn, et Ivan Zakharov (Mark Eydelshteyn), fils d’un richissime oligarque russe, ressemble à un conte de fée contemporain. Liés par l’ambiguïté d’une relation tarifée conclue pour une semaine, Anora et Ivan se laissent aller à la fougue des débuts et se retrouvent mariés sur un coup de tête lors d’une luxueuse escapade à Las Vegas.

Hélas pour les deux tourtereaux, la lune de miel est de courte durée. Horrifiés par l’activité sulfureuse d’Anora jugée indigne de leur fils, les parents d’Ivan chargent Toros (Karren Karagulian), un de leurs amis, de forcer le couple à annuler le mariage surprise. Mais le plan est mis à mal par la ténacité d’Anora qui ne peut se résoudre à abandonner la chance de sa vie d’accéder à tout ce qui lui est inaccessible.

Anora © photo Augusta Quirk - 2024 Anora Productions, LLC - Le Pacte

Pretty Woman too

Cette histoire d’une jeune prostituée accédant à un monde insoupçonné de luxe et de confort a été inspirée à Sean Baker par un acteur fidèle. Karren Karagulian qui l’accompagne depuis son premier long métrage Four Letter Words (1990) était à alors marié à une femme russo-américaine. Cette romance à la croisée des cultures vécue par celui qui excelle dans le rôle de Toros, homme de main arménien totalement dépassé par les événements, a servi de point de départ.

Avec la mise en lumière des recalés du rêve américain, la prostitution est un autre thème récurrent dans l’œuvre de Sean Baker. Pas étonnant de retrouver les deux sujets entremêlés dans son nouveau film. Entre Pretty Woman (1990) et le mythe de Cendrillon, Anora est un condensé des sujets de prédilection de Sean Baker sous forme de conte moderne.

Strip-teaseuse et prostituée américano-russe de Brighton Beach, Anora s’intègre parfaitement dans la galerie de personnages en marge de la société américaine déjà bien fournie proposée par le cinéaste.

Anora © photo Augusta Quirk - 2024 Anora Productions, LLC - Le Pacte

Course poursuite

Alors que le film débute avec une histoire d’amour inattendue, le cinéaste prend un malin plaisir à changer brutalement de registre avec l’arrivée de Toros, son associé Garnick (Vache Tovmasyan) et un homme de main discret, un Russe dénommé Igor (Yura Borisov). Ils débarquent chez Ivan – en réalité chez ses parents – et doivent convaincre à tout prix – y compris par la force – les jeunes mariés de mettre fin à leur idylle. La confrontation est explosive et totalement réjouissante. Tout se joue lors de cette longue scène frénétique très réussie : la détermination contrariée de Toros, la révélation d’Anora comme une dure à cuire et la lâcheté d’Ivan qui s’enfuit.

Anora s’articule autour de cette démonstration de force – dans tous les sens du terme – de cette séquence de 25 minutes en temps réel à l’écran. Une scène virtuose qui rappelle le cinéma de Quentin Tarantino entre saillies verbales et violence décomplexée. Sean Baker a d’ailleurs repéré l’actrice Mikey Madison dans Il était une fois… à Hollywood (2019) avant d’être totalement convaincu par sa prestation dans le reboot de Scream (2022). Délicieusement chaotique, cet affrontement tendu entre la jeune femme et les émissaires des parents est le cœur du film qui fait tout basculer.

De l’aveu de Sean Baker, le film a été construit autour de cette séquence centrale, il ne restait plus qu’à imaginer ce qui avait amené à cette situation et évidemment sa conclusion. Anora enchaîne avec une chasse à l’homme bien particulière : retrouver le mari fuyard. Une course poursuite à la fois drôle et un brin désespérée pour Anora qui court littéralement après son rêve à travers les rues de Brighton Beach, Coney Island et Manhattan. Car, derrière le vernis de la romance menacée, c’est bien le sujet du rêve américain inatteignable qui s’impose.

Anora © photo Augusta Quirk - 2024 Anora Productions, LLC - Le Pacte

La lutte déclasse

Le club de strip-tease de luxe de Manhattan et l’univers clinquant de Las Vegas s’opposent aux quartiers populaires de Brooklyn et Manhattan. Anora met en scène les contrastes d’un pays schizophrène où la réussite n’est pas partagée par toutes les classes sociales. De Starlet (2012) à Red Rocket (2021) – lire notre critique – le cinéma tendre et euphorisant de Sean Baker est parcouru par la quête farouche de bonheur de ces personnages tombés du mauvais côté du rêve américain.

Ainsi les prostituées transgenres en vadrouille dans le réjouissant Tangerine (2015) – lire notre critique – ou la mère célibataire de The Florida Project (2017) – lire notre critique – nous convient à cette tentative de s’affranchir des contraites pour décrocher les miettes d’une promesse de bonheur pour chacun. Au-delà de déstigmatiser la prostitution avec l’attachante Anora, Sean Baker réussit une nouvelle fois à trouver le recul nécessaire pour insuffler un regard social sur cette comédie plus sérieuse qu’il n’y paraît de prime abord.

Anora donne envie de croire en cette relation née sous le signe ambigu d’une entente financière entre le fils d’oligarque et la strip-teaseuse. Après tout, pourquoi pas ? Mais parfois le contenu des films ne se déroule pas comme au cinéma. Le rêve de la jeune escort se retrouve menacé de toutes parts, autant gâché par l’attitude inconséquente de son conjoint que par la détermination de ses parents à faire annuler le mariage.

Anora © photo Augusta Quirk - 2024 Anora Productions, LLC - Le Pacte

Un autre regard

Ce fossé infranchissable entre l’insouciance de ceux qui ont tout et les marginaux de la société américaine est au cœur des films de Sean Baker. L’aborder sous l’angle d’une histoire d’amour à laquelle on a envie de croire, malgré tout, rend la violence symbolique d’autant plus concrète et implacable. Derrière la romance, Anora joue avec les faux semblants en posant un regard décalé sur les rapports de force, y compris là on ne l’attend pas forcément.

En mettant en scène une strip-teaseuse prostituée, le film use et abuse du male gaze, ce regard porté sur les femmes par une gente masculine éduquée au patriarcat dominant. Dans le club évidemment mais également dans les yeux du jeune Ivan, Anora est avant tout et dans un premier temps un fantasme sexuel à s’offrir. Une vision réductrice de la femme qui plane sur les déboires de la jeune escort mais qui n’est pas vécu comme une malédiction par celle-ci.

Cette sexualité assumée omniprésente à l’écran dans la première partie du film est aussi un moyen pour Sean Baker de détourner cette vision machiste lorsque l’on s’y attend le moins. Ainsi les répliques malaisantes de la jeune femme vers la fin du film sur la face obscur du désir masculin met en cause frontalement ce male gaze prédateur. Un renversement de situation qui s’appuie sur l’interprétation intense de Mikey Madison et met en perspective les diverses dominations qui pèsent sur son personnage, lui redonnant du pouvoir et de la dignité.

Anora © photo Augusta Quirk - 2024 Anora Productions, LLC - Le Pacte

Drôle et étonnamment profond, Anora brille par cette sincérité que Sean Baker insuffle dans ses personnages offrant au film un magnifique dénouement à fleur de peau. Une conclusion étonnante qui n’en est pas vraiment une, éthérée et d’une ambiguïté bouleversante. Quelques ultimes secondes déchirantes qui méritent à elles seules la Palme d’Or remportée au dernier Festival de Cannes.

> Anora, réalisé par Sean Baker, États-Unis, 2024 (2h18)

Anora

Date de sortie
30 octobre 2024
Durée
2h18
Réalisé par
Sean Baker
Avec
Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan
Pays
États-Unis