Maître Mô a creusé son trou sur la Toile, le voici maintenant sur papier. Dans Au guet-apens, Jean-Yves Moyart, son vrai nom, livre ses chroniques de la justice pénale ordinaire. L’avocat lillois, la quarantaine, blogueur depuis 2008, relate des récits puisés dans son expérience (plus de 220 procès d’assises). Des histoires vraies dans lesquelles seuls noms et dates ont été modifiés. Des textes rondement ficelés qui permettent de rentrer dans un tribunal correctionnel et une cour d’assises et d’en comprendre le fonctionnement. Le ton est parfois léger, mais les récits sont poignants, souvent très durs. Bruts, rudes et réels. On y parle de viols, d’incestes, de violences, de tortures, d’assassinats. Le quotidien pour un avocat pénaliste.
Maître Mô n’est pas tendre avec l’institution judiciaire, ses incohérences, ses failles, ses abus, la dérive sécuritaire. Et surtout, l’avocat s’interroge sans cesse sur cette Justice routinière : « où est l’humanité là-dedans ? ». Au guet-apens s’attarde sur le parcours et la personnalité des accusés, les clients de Maître Mô, des personnes souvent issues de milieu défavorisé. Vulnérables, perdus, esseulés au milieu de la salle d’audience, face à des juges pas toujours compréhensifs et des jurés qui voient uniquement en eux des monstres. A Maître Mô de leur rendre leur part d’humanité. Sans les excuser.
L’avocat se livre beaucoup aussi, sans retenue : il partage ses doutes, ses moments de faiblesses, ses colères. Ses succès aussi. Entretien.
Pourquoi avoir ouvert un blog pour raconter des « chroniques judiciaires, ordinaires et subjectives » ?
J’aime écrire et raconter des histoires depuis longtemps. Le blog m’a permis d’avoir un format très libre, sans contraintes. C’est le paradis pour moi, j’écris quand je peux et aussi long que je veux. Et puis, j’en avais marre des raccourcis faits dans la presse avec des comptes-rendus d’audience qui ne prennent pas le temps de dire ce qu’est réellement une affaire pénale, ce que c’est que de juger une personne. Ce n’est pas avec six lignes qui titrent « Un père abuseur a encore été condamné à huit ans » que l’on comprend quelque chose. Derrière ces condamnations, il y a souvent de la misère et des explications que je voulais aborder en profondeur.
Quand on voit arriver les jurés en cour d’assises, ils sont plein d’a priori sur l’accusé. On leur lit l’arrêt de renvoi qui énonce les faits. Ils sont souvent horrifiés. Au fil du procès, c’est plus compliqué que tout noir ou tout blanc, le méchant ou la gentille : c’est ça que je voulais démontrer, à travers ces histoires.
Est-ce aussi un moyen de combattre les préjugés sur le métier d’avocat ?
Effectivement. Sur la profession d’avocat, il y a aussi des raccourcis qui ne reflètent pas toujours ce que c’est de défendre quelqu’un. D’un côté, on nous montre les grands avocats, ceux qui sont médiatisés, s’expriment avec de grandes phrases. Certes, ils sont brillants et il en faut, mais ce sont des images un peu caricaturales. A l’inverse, médias et séries montrent l’avocat qui s’en fout un peu : le commis d’office qui s’excuse presque de plaider. Ces deux extrêmes ne reflètent pas tout le travail de contact que fait l’avocat avec son client, l’accompagnement, les tentatives pour le faire parler de ses actes. Le côté humain est rarement mis en avant.
Le blog et le livre permettent d’apporter des indications sur le fonctionnement judiciaire. Je veux montrer, par le biais d’histoires réelles, comment tout cela peut fonctionner et ce qui se passe à côté de chez nous, dans un tribunal. On dit partout que la justice va mal. Là encore, il faut développer un peu : il faut bien comprendre que c’est compliqué de bien juger quelqu’un.
Grâce à cet ouvrage, vous montrez comment se passe tout le procès pénal, avec les coulisses. Pas uniquement dans la salle d’audience au moment du verdict…
J’ai deux avantages sur le chroniqueur judiciaire : je suis dans le bureau du magistrat, je connais les contraintes des uns et des autres, le déroulement de l’intérieur. Et surtout, je discute avec mon client. Je peux donc faire la part des choses, sur mon blog et donc dans le livre, de son ressenti, de sa vision. Pour certaines affaires, j’ai adopté ses yeux et ses mots, pour essayer de rendre compte ce que c’était réellement, pour une victime comme un prévenu, de comparaître devant une cour d’assises et un tribunal correctionnel. Il y a très peu de récits qui montrent qu’au milieu de tout cela, il y a une personne, même accusée de faits terribles.
Ce que l’on ressent au fil des chroniques, c’est qu’il est très difficile de comparaître, en tant que prévenu, devant une cour d’assises.
Le simple fait de comparaître, qu’on soit innocent ou coupable, c’est déjà une difficulté majeure. Comparaître devant une cour d’assises ou un tribunal, c’est devoir se raconter, exposer des choses très intimes. En plus, en général, ces personnes ne sont pas les plus outillées de la population pour affronter ces situations. Elles n’ont pas forcément le vocabulaire, commettent d’énormes maladresses en s’exprimant, s’enferment dans de longs silences. En tant qu’avocat, on est censé accompagner la personne, lui donner les outils et au moins un peu d’humanité.
Le profil de vos clients, au pénal, ce sont souvent des « gens paumés » socialement, comme vous les appelez…
A l’origine, j’avais envie d’appeler ce livre les Réprouvés. Leurs histoires, celles que j’aime raconter, ce sont souvent les plus extrêmes, les plus rudes. Cela va dans le sens de la formule de Victor Hugo, « Ouvrez une école et vous fermerez une prison » : ce sont les faits les plus graves, les plus glauques, qu’on trouve dans les milieux les plus défavorisés. Parce que, quand ces personnes n’ont pas les mots pour s’exprimer dans la société, ils utilisent d’autres moyens, notamment la violence. Et tout passe par là. Notamment pour les abus sexuels.
C’est la noblesse de notre métier, parce que dans ces cas-là, avec des clients défavorisés, on est peu payé : mais quelle mission que de les assister, d’être à coté de types maladroits que tout accuse, qui n’ont rien pour se défendre !
Dans l’ouvrage, on comprend que pour que vous acceptiez de défendre un client, il faut que vous vous sentiez vraiment proche de lui…
C’est ce que je pense, c’est ma manière de faire. Je suis convaincu que le seul bon avocat, c’est celui qui aime un peu son client. Il y a une phrase un peu bateau que l’on dit aux jurés d’assises : on leur explique que bien juger, c’est comprendre. Pour moi, bien juger, c’est un peu plus que ça : c’est aimer un peu et se souvenir que l’accusé, c’est un homme comme nous. Par exemple, je fais souvent citer à la barre la mère ou le père, comme témoin de la défense. Tout à coup, lors de l’audition de la maman, alors que ce type a fait les pires atrocités, on se souvient qu’il a été gamin. Souvent, on va découvrir, qu’il n’avait pas droit aux bisous le soir, pas de tendresse, pas de câlin, pas de lit personnel. Et ce n’est pas une caricature.
Je plaide très souvent en disant aux jurés, et si c’était mon gamin l’accusé, comment je voudrais qu’il soit défendu, quel regard je voudrais qu’on porte sur lui ? En écoutant les parents du prévenu, ça leur rappelle qu’un jour, il a été un enfant et a eu une mère.
En étant aussi proche de votre client, vous en prenez aussi plein la figure, avec des cas de viol, d’inceste, de torture, d’assassinat.
Sur le moment, oui, on le vit aux côtés du client que l’on défend. Pour bien défendre quelqu’un, sur le moment, il faut que l’on soit persuadé que c’est son frère ou sa sœur que l’on défend. Quand je forme des élèves avocats, je leur explique qu’on a la même passion et la même conviction que dans une engueulade conjugale. Il faut qu’on puisse suffisamment aimer le mec pour avoir envie de le défendre au mieux. Après, la condition pour nous, avocat, c’est de savoir ressortir du procès, pour se protéger et se préserver lorsque l’on rentre chez soi.
Vous êtes très présent sur les réseaux sociaux, Facebook et Twitter. Comment vos collègues ont-ils réagi à cela ?
Tant qu’il y avait uniquement le blog, pendant deux ans, à Lille, j’étais anonyme. Ensuite, quelques affaires ont permis de m’identifier. Dans l’ensemble, mes collègues trouvent ça bien. Je n’ai jamais eu de critiques négatives. Justement parce que ça montre un peu leur métier, leur travail au quotidien. Même aujourd’hui que l’on sait qui je suis, je fais une stricte séparation entre mon blog et ma profession. Il n’y a pas un mot qui dévoile mon vrai nom sur le blog. Quand un collègue me dit, j’ai fait lire ton blog ou ton livre à quelqu’un qui pensait qu’on était tous des crapules, je suis content. J’ai réussi quelque chose.
Du côté des magistrats, ceux qui sont informés de mon identité, qui connaissent le blog, c’est pareil, je n’ai pas eu de critique. Ils font peut-être un petit peu plus attention, sont peut-être un peu plus attentif sur le formalisme lors d’un procès. Peut-être qu’ils craignent que je rapporte des propos, ou je ne sais quoi. Mais là encore, personne ne s’est permis de mélanger les audiences et la vie internet.
Avec près de vingt ans de plaidoiries, quel regard portez-vous sur l’évolution des procès pénaux en France ?
Je n’ai pas constaté de modifications notables au niveau des cours d’assises. En revanche, pour les tribunaux correctionnels, il y a d’importants changements, notamment de plus en plus de procédures. Le système est complètement noyé. Début décembre, il y a même eu un appel des parquetiers[fn]Les procureurs réclament une réforme de leur statut puisqu’ils considèrent qu’ils sont trop souvent perçus comme inféodés au pouvoir exécutif. Ils dénoncent également le manque de moyens mis à leur disposition.[/fn], les procureurs qui lancent un appel au secours pour dire qu’ils n’en peuvent plus. Tout le système répressif d’un Etat qui dit « stop, arrêtez de me noyer sous de nouvelles lois et de nouvelles procédures » : c’est une première mondiale ! Le volume des dossiers à traiter et ce « traitement rapide des infractions », expression officielle du ministère de la Justice, entraîne une dépersonnalisation des affaires et que chaque juge est soumis à un nombre de dossiers inimaginable. Je pense notamment à cette audience détestable qu’est la comparution immédiate[fn]Procédure qui permet au Procureur de la République de traduire immédiatement un prévenu devant le tribunal correctionnel après une garde à vue. Certains avocats dénoncent une justice expéditive à ce propos.[/fn], très utilisée aujourd’hui.
En tant qu’avocat pénaliste, que pensez-vous de la tendance qui veut qu’on légifère à chaque nouveau fait divers ?
Nous, les avocats, on en pense que du mal et depuis longtemps. On n’en peut plus de cet arsenal juridique qui caresse l’opinion dans le sens du poil. La fonction politique, sur le plan judiciaire, s’est beaucoup dévoyée. On a l’impression qu’il n’y a plus de politique pénale générale, de direction globale à suivre, qu’il n’y a pas un système de pensée qui prédomine : c’est davantage au coup par coup, en fonction du prochain scandale et de ce qui se passe dans l’actualité. Et c’est évidemment à visée électoraliste. Par exemple, on vote une loi sur les peines planchers et sur l’instauration de tout un système répressif d’apparence. Quelques temps plus tard, on sort la loi pénitentiaire dans laquelle on a multiplié par deux les possibilités de sortir plus vite de prison…
Tout cela n’a plus de cohérence et est dénoncé par toutes les personnes qui mettent les pieds dans le monde judiciaire : procureurs, magistrats, avocats… On marche sur la tête.
> Au guet-apens : Chroniques de la justice pénale ordinaire, Maître Mô, Editions de La Table Ronde, novembre 2011.