Bouillon de culture (libre)

Bouillon de culture (libre)

Bouillon de culture (libre)

Bouillon de culture (libre)

14 novembre 2011

Si, comme le dit Gao Xingjian (écrivain français, prix Nobel de littérature en 2000), « la culture n'est pas un luxe mais une nécessité », pourquoi son existence en ligne et son utilisation par les internautes ne sont-elles liées qu'à des questions commerciales ?

N’avez-vous jamais remarqué que lorsqu’on parle culture – au sens large – et internet, on aborde seulement des questions de droit, d’argent, de gentils chevaliers blancs et de vilains voleurs ? Pas une fois, on ne parle d’échange, qui est pourtant la raison d’être de la culture (parce que bon, si personne n’avait échangé Shakespeare, la seule chose qu’Hamlet nous évoquerait, serait un prénom bizarre venu du Nord).

Partager pour faire vivre la culture

Lorsqu’Harry Potter est sorti, beaucoup d’adultes, alors peu fans du jeune sorcier, applaudissaient des deux mains : « peu importe que j’aime ou non, du moment que mes enfants se remettent à lire ! », entendait-on partout. L’important, c’est l’échange, le fait que la culture passe d’yeux en yeux, d’oreilles en oreilles, de bouche en bouche. C’est ce à quoi sert la culture : dépasser les frontières et les limites pour nous évader et réfléchir.
Internet est pour cela un medium idéal. Avec une vitesse incroyable, on peut aujourd’hui accéder à tout l’univers. Je peux connaître la littérature ouzbèke et la musique folklorique des Abruzzes en un clic. Sauf qu’en fait, c’est mal. Hé oui, parce que pour les connaître, nous les téléchargeons, le plus souvent illégalement, sans passer par la case paiement. On tue la culture puisqu’on empêche les artistes d’en vivre. Vu comme ça, c’est vrai, on se donne l’impression d’être des profiteurs. Seulement voilà, tout n’est pas si simple.

Le prix d’un CD

Parce qu’en réalité, qui est perdant dans l’histoire ? A priori, on se dit que c’est forcément l’artiste, qui a créé la musique. Après tout, c’est lui qui a fait tout le boulot, c’est à lui que revient donc la plus grande part – et c’est l’argumentaire premier des tenants de le thèse "internet-vil-profiteur" : le téléchargement gratuit nuit aux artistes avant tout, et ce sont eux qui meurent, tués par ceux-là même qui les écoutent.
Sauf qu’en réalité, sur le prix d’un CD, l’artiste gagne moins du tiers du prix (s’il est parolier-compositeur-interprète, sinon, on divise : d’abord pour l’interprète puis le compositeur puis le parolier). Un peu plus de 20 % va au distributeur… Et plus de la moitié, à la maison de disques. Ah tiens. Ça change la donne.

D’autant que ces chiffres restent approximatifs : s’il y a peu de variation possible sur le prix de la fabrication ou sur la distribution, la maison de disques peut grossir sa part lors de la signature du contrat avec le ou les artistes (plus l’artiste est connu et donc bankable, plus il pourra négocier). Si, à cela, on enlève encore le pourcentage que la Sacem prélève au nom du droit d’auteur, il reste un peu moins de 10 % à l’artiste. Pas sûr que ce soit sur la vente d’un CD qu’il puisse compter pour vivre de son art. 

Pourquoi je pirate ?

Revenons-en à la thèse de départ, déjà bien écornée. L’internaute, en téléchargeant, serait donc un voleur. Soit, même s’il ne vole pas les artistes en particulier, on peut estimer qu’il vole les labels et autres intervenants, pourquoi pas après tout ? Quasiment les trois quarts des Français de plus de 11 ans sont connectés. On estime que, parmi eux, la moitié pirate (ça en fait des délinquants numériques), et le chiffre ne cesse d’augmenter. Quelle est la démarche des pirates ? Pour la comprendre, il suffit de se rendre sur le site Pourquoi je pirate : le prix de la culture est le frein numéro 1 à l’achat d’un support classique. Avec une moyenne de 20 € le CD, 30 € le DVD et quasiment 10 € la séance de cinéma.

Lors d’une étude menée l’an dernier par l’Hadopi (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), 37 % des sondés affirmaient télécharger à cause du prix et 21 % pour la diversité de l’offre.
Il pourrait pourtant être simple de réduire le prix des œuvres. Puisque la plus grosse part va dans la promotion et le marketing, pourquoi ne pas changer de manière de gérer cette partie là ? Pourquoi y placer la plus forte part ? Pourquoi ne pas développer une offre moins chère, plus variée, incluant le net et la gratuité aussi ? Comme à l’époque où l’on enregistrait les chansons du moment à la radio sur nos cassettes, le prix des œuvres reste l’ennemi numéro 1, et l’internaute s’adapte.

 

Qui consomme la culture ?

Beaucoup piratent aussi par militantisme. Et même si tous ne sont pas des acharnés, la création d’Hadopi a sensiblement augmenté le nombre de "pirates", qui souhaitent simplement faire entendre leur voix et dire combien ils trouvent surévalué le prix de la culture en France. Des études ont montré que les pirates qui se revendiquent comme tels sont, pour la plupart, de gros consommateurs de culture. Oui, consommateurs, et sans aucun paradoxe. En général trentenaires, ils passent leurs journées en musique, sortent, dépensent beaucoup plus que la moyenne en places de concert et possèdent souvent une carte de cinéma. Ils veulent lutter contre le système et le piratage est une arme.

S’ils téléchargent beaucoup, il s’agit en général de films ou morceaux qu’ils n’auraient pas achetés. On va plus facilement télécharger Johnny (on adore Johnny, c’est pas ça) ou Britney (allez, assumez, vous aussi vous dansez sur Toxic). En revanche, on aura tendance à acheter l’album de Rizzle Kicks parce qu’ils démarrent, qu’ils ont besoin de soutien. Et on ira à leur concert, dans une petite salle, plutôt que payer le triple pour voir Prince dans un stade. Vu sous cet angle, la démarche est à l’opposé exact de ce dont on les accuse. Loin de vouloir étouffer la culture dont ils ne peuvent se passer, ils souhaitent au contraire lui redonner de l’air en allant directement à l’essentiel : l’œuvre elle-même, sans passer par la case promotion et fabrication matérielle.

Quel(s) autre(s) système(s) ?

Ce qui est bien avec le numérique, c’est qu’il est en mouvement constant. Tout est à recréer, inventer, pétrir. Les maisons de disques peuvent se transformer et miser sur la dématérialisation, sur le live. Le cinéma pourrait inventer de nouvelles cartes, de nouveaux abonnements, de sorte que la séance ne coûte pas un bras à l’étudiant qui vit dans sa chambre de bonne. Le vinyle revient chez de plus en plus de collectionneurs…
De nombreux d’artistes profitent de la caisse de résonance que peut être internet en mettant en ligne leur album gratuitement, comme ont pu le faire Radiohead ou Damon Albarn par exemple. Ce qui a même servi la vente des albums en CD par la suite. En changeant d’angle de vu, on peut s’apercevoir que, mettre en ligne gratuitement une œuvre, peut faire partie d’un modèle économique.

 

Le libre en question

C’est d’ailleurs le postulat des acteurs de la culture libre. « La propriété intellectuelle est un mirage », explique Richard Stallman, le prophète du logiciel libre, qui est né de l’idée que toute avancée scientifique ne peut se faire que dans le partage et l’échange. Derrière Stallman et le logiciel, la culture a vite trouvé sa place dans le libre.

Des licences libres telles que la Licence Art Libre ou Creative Commons permettent de faire circuler une œuvre sur la toile gratuitement, favorisant ainsi l’émergence de tout un pan de culture, libre, gratuite, mais légalement cette fois puisque dépendant d’une licence qui institue juridiquement la gratuité à telle ou telle condition (c’est à l’auteur de décider d’ouvrir ou fermer les verrous). Pour résumer, si je suis un artiste, je peux choisir d’entrer dans le système classique que l’on connaît tous. Ou alors, non pas en sortir, mais le détourner pour entrer dans le libre, et ainsi "marquer" la paternité d’une œuvre tout en lui laissant la possibilité d’évoluer (ou pas) et de passer de main en main gratuitement, de manière restreinte ou non. Bref, de faire un peu ce que je veux de mon œuvre.

C’est ainsi qu’est né Wikipédia au début des années 2000 : une encyclopédie évolutive, qui n’appartient à personne mais qui, pour autant, n’est pas le bien de tous (cf. l’affaire Houellbecq, qui s’était approprié des bouts de textes de Wikipédia. Certes, il s’agit de libre, pour autant, on cite la licence et l’auteur).
Jamendo est un site de musique libre et légale qui rémunère les artistes via la publicité sur le site et les dons (contrairement à ce qu’on croit, ils sont nombreux) et un genre de "Sacem libre" qui aide les artistes à promouvoir l’utilisation de leurs œuvres à des fins commerciales. Dans le même ordre d’idée, In libro Veritas vit grâce aux dons et aux sponsors, partageant des éditions gratuites pour e-books. Eh oui. « Libre ne veut pas dire gratuit », explique Christophe Masutti, chercheur et membre de Framabook, dans le magazine Shi-zen (suite à un article publié, d’ailleurs, sous licence libre et téléchargeable à la suite de l’interview).

La guerre des supports n’aura pas lieux

L’e-book ne tuera pas plus le livre que la télévision n’a assassiné la radio qui elle-même aurait dû trucider la presse, qui ne mourra pas par la faute du web. Les supports varient, l’adaptabilité reste. On peut se balader avec, à la fois, un livre papier parce qu’on aime l’objet, et un e-book parce qu’on a envie de choix. Des mp3 gratuits peuvent se mêler dans nos oreilles à du streaming payant ; et pourquoi certains films coûtent moins chers que d’autres mais sont vendus au même prix ? A nous de saisir, aujourd’hui, les différents supports qui s’offrent à nous, qui ne sont que des supports.
Internet n’est, après tout, qu’un médium par lequel transitent les choses. On y met du courrier et pourtant, la Poste n’a jamais montré du doigt mon e-mail qui tuerait l’emploi des postiers.