Comment habitons-nous l’espace ? Quels sont nos rapports, forcément complexes et tissés d’affects, aux endroits où nous avons vécu et où nous vivons ? Comment s’articulent, chez chacun de nous, l’espace réel, l’imaginaire et la pensée ? Cela fait environ quatre ans que la très polyvalente Marie-Pierre Bonniol – commissariat d’exposition, enseignement, booking de musiciens, programmation de salle de concerts, journalisme, et on en oublie sans doute –, réfléchit à ces questions. Peut-être l’influence de Berlin, où elle réside depuis quelques années, une ville pleine d’espace et de vide, regorgeant de lieux mystérieux voire aberrants, de l’ancienne station d’espionnage de Teufelsberg au Schwerbelastungskörper
Ces recherches se sont concrétisées – avec un certain degré d’abstraction – dans la “Collection Morel” (d’après le roman L’Invention de Morel de l’Argentin Bioy Casares). Elle rassemble des centaines de fragments, textes et images, qu’on peut retrouver sur le site Villa Morel. Jusqu’au 31 mai, à PointCulture à Bruxelles, est aussi présentée sous ce titre une installation conçue par Marie-Pierre Bonniol, « une chambre, où les rêves comme les désirs forment une autre possibilité d’être au monde, où les représentations, sans cesse, sont reformulées », accompagnée par un court texte poético-programmatique, La Société des esthéticiennes. C’est une simple pièce (formée par des cimaises) à la fois accueillante voire familière, avec son lit une place, ses lumières tamisées, sa plante en pot, et conceptuelle, pleine d’étranges symboles. Sa créatrice (ou un autre guide) se fait un plaisir de les décrypter pour les visiteurs, potentiellement nombreux puisque PointCulture est aussi une médiathèque, au fonds particulièrement riche.
Outre un concert-projection de Pierre Bastien – artiste français trop peu connu produisant une musique éminemment personnelle à partir de petites machines bricolées – le soir du vernissage, Collection Morel proposait une journée de conférences à PointCulture le samedi 10 mai. L’occasion d’évoquer les sujets les plus divers sur la thématique de l’espace et des lieux, dans une approche résolument transdisciplinaire (philosophie, littérature, arts visuels, esthétique…), pointue mais in fine accessible. Marco Martella, spécialiste des jardins, rappelait que pour les Romains, “le danger était d’habiter un monde dépourvu d’esprit et donc de sens”, et voyait le jardin comme un espace de résistance face à la marchandisation grandissante des espaces partagés. Par le biais d’une vidéo tournée chez lui, l’auteur et critique Gilbert Lascault, proche de Michaux et Dubuffet, nous faisait, lui, découvrir son fascinant appartement en duplex d’Alésia, aux pièces encombrées d’objets semblant avoir chacun une vie propre.
Construire sa propre cabane
Même impression de pénétrer dans un lieu chimérique avec le Belge Guy-Marc Hinant, fondateur de la maison de production Sub Rosa, qui présentait quelques images tournées en 1999. Œuvres d’un archéologue du passé très proche, elles montrent les vestiges du quatrième “Merzbau” que l’artiste Kurt Schwitters avait bâti sur une île inhabitée au large des côtes norvégiennes, et qu’il avait quitté en 1940. Ce qu’on en voit rappelle un peu les cabanes de bric et de broc que chacun de nous a construites dans son enfance : un lieu clos qui serait à soi, à l’écart du monde.
Enfin, dans une optique plus universitaire, Jean-Jacques Wunenburger (professeur de philosophie à Lyon 3), Helga de la Motte-Haber (musicologue berlinoise) et Raphaëlle Cazal (doctorante à Paris 1), livrèrent de brillantes communications, respectivement sur “la poétique du monde chez Gaston Bachelard”, “l’espace topologique de l’art” et “l’empathie en architecture”. On y croisait des références plus ou moins savantes comme Merleau-Ponty, Heidegger, Deleuze, Freud, Proust, Lyotard, Baudelaire, Kant, Derrida, les œuvres de Caspar David Friedrich, Mondrian, Frank Stella ou Yves Klein, les constructions de Borromini, Mallet-Stevens ou Alvar Aaalto. Mais il n’était pas indispensable d’être familier de tous ces noms et de concepts esthétiques ou philosophiques parfois ardus. On pouvait se contenter d’attraper ici et là une idée, une formule, une image, comme des papillons avec un filet, de laisser cheminer sa pensée, de chercher des liens entre les analyses des uns et des autres et ses propres expériences personnelles (un rêve, un lieu disparu qui hante notre mémoire, une dérive au fil des rues…). Intellectuellement stimulant, cet ensemble d’interventions nous amenait à reconsidérer notre façon d’habiter le monde au quotidien, seul ou avec les autres, qu’il s’agisse de notre chambre, d’un jardin, d’un monument, d’une ville inconnue… ou de notre imaginaire. Car comme il est dit dans les hymnes du “Rig-Véda”, « aussi vaste que l'espace qu'embrasse notre regard est cet espace à l'intérieur de nous. »
> “Collection Morel”, jusqu’au 31 mai à PointCulture à Bruxelles (145, rue Royale, Métro Botanique),
> Titre emprunté à Georges Perec, l’une des (nombreuses) inspirations de Marie-Pierre Bonniol pour son projet.