« Conann », les trahisons barbares

« Conann », les trahisons barbares

« Conann », les trahisons barbares

« Conann », les trahisons barbares

Au cinéma le 29 novembre 2023

À travers les époques, les mythes et les âges, Rainer, chien des enfers, revient sur les six vies de Conann. Héroïne à plusieurs facettes, Conann se redéfinit loin de la testostérone belliqueuse du héros de papier avec une sinistre épopée qui subvertit le récit de vengeance. Réinvention du mythe du barbare et film le plus ambitieux de Bertrand Mandico, Conann est une œuvre sombre et jouissive sur la trahison des idéaux et une corruption cynique d'une terrible modernité.

Morte, Conann (Françoise Brion) est accompagnée dans les abîmes de l’enfer par Rainer (Elina Löwensohn), démon anthropomorphe à la tête de chien. Elle y est accueillie par son alter ego, une reine qui l’invite du haut de son trône à se remémorer le lent délitement de ses six vies successives parcourues par le sentiment de vengeance.

Depuis son enfance, esclave de Sanja (Julia Riedler) et de sa horde barbare, jusqu’à son accession au comble de la cruauté, l’existence de Conann est un voyage à travers le temps. Une vie de réincarnations à travers les époques pour celle qui est systématiquement mise à mort par son propre avenir à chaque étape de son évolution.

Conann © Les Films Fauves, Ecce Films, Floréal Films, Novak Prod, Orphée Films, Nanterre-Amandiers - Centre dramatique national - UFO Distribution

Théâtral

D’abord pensé comme un projet théâtral lié au cinéma pour le Théâtre des Amandiers, Conann est l’aboutissement d’une réflexion de Bertrand Mandico sur l’imaginaire des pactes démoniaques. Si le projet n’a pas abouti dans sa forme souhaitée, notamment à cause des restrictions liées au Covid en 2020, le réalisateur est allé au bout du projet en filmant le résultat.

Intitulé La Déviante comédie, ce film d’un projet rescapé sera dévoilé à une date ultérieure selon le cinéaste. Prolifique, Bertrand Mandico a également tourné deux courts-métrages satellites du film principal : Nous les Barbares – un film intriguant en réalité virtuelle sur la damnation des actrices – et Rainer, a Vicious Dog in Skull Valley. Si la fibre théâtrale du projet initial se retrouve dans la première scène infernale de Conann, le film qui arrive en salles est bien une œuvre à part entière purement cinématographique.

Fidèle à son cinéma aux décors minimalistes sublimés par les volutes de fumée et effets de lumière, Bertrand Mandico segmente Conann pour nous transporter dans une série d’univers, du fond des âges séculaires à notre époque. Une vie que traverse son héroïne qui doit se sacrifier pour passer chaque nouvelle étape. Une succession « d’éclosions en eau trouble » selon le cinéaste qui tranche avec les mondes clos de ses films précédents : l’univers post-apocalyptique de After Blue (Paradis sale) (2021) – lire notre critique et Les Garçons sauvages (2017) qui condamnait des garçons violents à la féminité.

Conann © Les Films Fauves, Ecce Films, Floréal Films, Novak Prod, Orphée Films, Nanterre-Amandiers - Centre dramatique national - UFO Distribution

Des Conans

Sans surprise, le mythe de Conan à la sauce Mandico est bien différent des représentations populaires du viril héros brandissant fièrement son épée. Des livres écrits par Robert E. Howard, créateur du personnage en 1932, le cinéaste a conservé le traumatisme originel de la mère assassinée et l’idée de vengeance du barbare esclave. La distanciation avec Conan le barbare  (1982) de John Milius avec un Arnold Schwarzenegger tout en muscles, emblème kitch de la virilité des années 80, est encore plus grande.

Débarrassée de la testostérone mais pas de sa soif de vengeance, Conann gagne ici une nouvelle lettre pour marquer sa féminité mais surtout sa multiplicité, et une certaine duplicité. Une lettre d’ailleurs retrouvée et non ajoutée car ce double n final respecte l’orthographe du personnage de la mythologie celte dont Bertrand Mandico s’est plus inspiré que sa version populaire. Polymorphe à travers les âges, l’héroïne – pas toujours genrée au féminin d’ailleurs, Conann à 25 ans (Christa Théret) est totalement iel -, est un personnage de fantasy assumé.

Amoureux éconduit, le chien des enfers Rainer est le lien entre toutes ces incarnations de Conann. Obsédé par la mort, le démon passe son temps à la photographier, comme une tentative morbide de la figer pour mieux la tenir à distance. Cet étrange personnage qui emprunte selon l’aveu même de Mandico à l’obscur romantisme de Rainer Werner Fassbinder possède la fonction d’un chœur théâtral au sein du film. Ses répliques sonnent comme des oracles aussi poétiques que funestes. Rainer est surtout un miroir immuable qui permet de refléter la lente descente aux enfers de Conann.

Conann © Les Films Fauves, Ecce Films, Floréal Films, Novak Prod, Orphée Films, Nanterre-Amandiers - Centre dramatique national - UFO Distribution

Au travers des âges

Ambitieux, Conann se déroule sur six étapes de la vie de l’héroïne polymorphe. Autant de périodes qui s’enchaînent jusqu’à rejoindre une modernité familière. Tournée au Luxembourg dans une immense ancienne usine de sidérurgie en cours de démantèlement, la nouvelle fantaisie de Bertrand Mandico démontre une nouvelle fois sa capacité à créer des univers ensorcelants.

Dans cet immense terrain de jeux, le cinéaste a pu recréer un temple antique, les rues du Bronx en 1998, des champs de batailles avec un damier surréaliste ou encore un bunker englouti. Tourné principalement en noir et blanc, Conann manipule les références à l’histoire du cinéma tout en baladant son héroïne sans cesse renouvelée dans une temporalité qui exige son sacrifice à chaque stade, répétition d’une mort annoncée et inéluctable.

Loin d’un simple subterfuge scénaristique, la substitution de Conann par une nouvelle version d’elle-même marque autant le passage d’une époque à une autre que sa propre fragilité. À travers cette incarnation multiple, le cinéaste affirme son refus de la constance chez l’individu. Ces étapes marquées par l’inévitable passage du temps sont autant de périodes distinctes pour Conann qui change littéralement de peau. Un vieillissement en forme de travestissement qui ne saurait cacher la tragédie au cœur du film : l’auto-trahison.

Conann © Les Films Fauves, Ecce Films, Floréal Films, Novak Prod, Orphée Films, Nanterre-Amandiers - Centre dramatique national - UFO Distribution

Vengeance barbare

Cette évolution par paliers successifs permet au cinéaste de bousculer le récit de vengeance qu’il considère comme un « vieux ressort rouillé du cinéma ». Loin de tout romantisme, Conann pourfend ainsi le poncif narratif de la vengeance comme une barbarie à part entière qu’il n’y a pas lieu d’idéaliser. Pour rendre impossible cette quête de vengeance, la soif de sang de l’héroïne est remplacée par l’attraction troublante qu’elle ressent pour son ennemie jurée.

Cette première trahison ouvre la voie à d’autres renoncements qui viennent obscurcir l’âme de Conann alors qu’elle bascule, métamorphosée, d’une période à une autre. Son parcours sinueux est le récit de la fabrication d’un monstre avec une vision très sombre de la vieillesse qui finit par tuer sa propre jeunesse à force de trahir ses convictions, ses idéaux et ses désirs.

Ce stade ultime de la barbarie trouve un épilogue saisissant dans une scène peu ragoûtante de dîner mondain. Lors d’un repas cannibale très raffiné, le capitalisme impudent corrompt de jeunes artistes en leur promettant une part du gâteau. Derrière cette image radicale, le rejet du cynisme assumé d’un système flirtant avec le totalitarisme et la peur d’une vengeance aveugle qui fait de Conann un cauchemar halluciné d’une actualité terrifiante.

> Conann, réalisé par Bertrand Mandico, France, 2023 (1h45)

Conann

Date de sortie
29 novembre 2023
Durée
1h45
Réalisé par
Bertrand Mandico
Avec
Elina Löwensohn, Christa Theret, Julia Riedler, Claire Duburcq, Sandra Parfait, Agata Buzek, Nathalie Richard, Françoise Brion, Audrey Bonnet, Christophe Bier
Pays
France