Le 20, le 7 et le 13. Non, ce ne sont pas les numéros gagnants du Loto, mais une combinaison qui rapporte à la France 1 200 000. La suite est moins… heureuse. 1 200 000, c’est le nombre de tonnes de nourriture jetée, chaque année. 20 kg ? Le poids total de déchets alimentaires mis à la poubelle par personne, par an. Une quantité qui comprend 7 kg de nourriture encore emballée non entamée et 13 kg[fn]Chiffres issus de l’étude Modecom “Campagne nationale de caractérisation des ordures ménagères” lancée en 2007, par l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie).[/fn] de restes de repas, de fruits et légumes abîmés non consommés. « Chaque foyer français jette à la poubelle l’équivalent de 500 euros par an, d’après le conseil général de la Gironde. Nous, nous pensons que c’est plutôt 500 euros par personne », estime Loïc Gerland, chargé de mission “Prévention des déchets” de l’association France Nature Environnement (FNE).
Des chiffres difficiles à établir, des évaluations complexes à quantifier et une population qui n’a pas l’impression de gaspiller. « 83 % des Français n’en ont pas conscience », précise Christelle Pichon, directrice adjointe de la communication du Syctom, syndicat intercommunal des ordures ménagères de l’agglomération parisienne. Individuellement et quotidiennement, nous gaspillons peu : 10 grammes de nouilles lors d’un repas, 5 grammes de riz au suivant, un yaourt oublié au fond du frigo de temps en temps. Des pertes qui, ajoutées les unes aux autres, pèsent lourd. Mais, au quotidien, on ne s’en rend pas compte.
Comment en est-on arrivé là ? A gaspiller des tonnes de nourriture bonne à la consommation sans le remarquer et donc, sans pouvoir agir. « Nous sommes dans une société de consommation, c’est-à-dire une société qui nous invite à consommer toujours plus et dans tous les domaines », résume Loïc Bienassis, chargé de missions à l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation, à l’université de Tours. A ceux qui crient au scandale éthique et invoquent pépé et mémé qui seraient outrés en fouinant dans nos poubelles, l’universitaire répond : « A l’époque de nos grands-parents, la valeur propre de la nourriture n’était pas la même. Aujourd’hui, les produits ne cessent de se multiplier. L’offre est toujours plus grande et se renouvelle sans cesse. »
Mais c’est la crise, ma pauv’dame
Balancer un yaourt périmé, un quignon de pain trop dur ou une pomme qui a perdu de sa superbe, en y réfléchissant bien… oui, ça arrive, mais vu le contexte… Un taux de chômage qui flambe, un pouvoir d’achat qui baisse, des loyers qui gonflent, le prix du baril de pétrole qui explose et les prix de l’alimentation qui eux ne cessent d’augmenter ! Les gens font donc attention, non ? Pas si simple. D’abord, le gaspillage alimentaire touche tout le monde, les riches comme les pauvres.
Ensuite, nous sommes dans une société de consommation donc… « Dans un contexte de crise, consommer comme on veut est plus compliqué. Or, dans notre société, la consommation est quasiment une fin en soi. Quand Jacques Séguéla dit : “Si à 50 ans on n’a pas de Rolex, on a quand même raté sa vie”, il y a une idéologie derrière : la consommation. La crise, c’est, sauf situations dramatiques, la dégradation de la consommation », analyse Loïc Benassis.
Le gaspillage ? Comme le Téléthon, on en parle une fois par an
Pour lutter contre le gaspillage, des opérations « coups-de-poing » existent, surtout lors de la Semaine européenne de réduction des déchets, mi-novembre. Campagnes de sensibilisation “Réduisons nos déchets, ça déborde” avertissant le grand public, animations devant les supermarchés pour mobiliser les consommateurs, dans les écoles pour attirer l’attention des élèves, dans les établissements hospitaliers pour accompagner le personnel préparant les repas…
Le Syctom a même créé une cuisine en carton : “la cuisine anti-gaspi” et la met à disposition des collectivités. « Cette cuisine ne vise pas à culpabiliser, mais à faire prendre conscience du gaspillage. Nous sommes là pour donner quelques “trucs : faire des listes de courses affinées, vérifier les dates de péremption, cuisiner les restes », énumère Christelle Pichon, directrice adjointe de la communication Syctom.
Cette cuisine a été utilisée, du 19 au 27 novembre 2011, à la cantine du CAT d’Ivry-sur-Seine. Parmi les animations proposées, l’une consistait à faire déposer au personnel, dans un réceptacle, le pain non consommé, à la fin de leur repas. L’objectif : montrer la quantité de pain gaspillé. 9,5 kg de pain ont été récupérés[fn]Ce chiffre correspond à la totalité du pain gaspillé, c’est-à-dire le pain restant en fin de service et le pain collecté sur les plateaux.[/fn] en une semaine pour 1 200 repas servis.
Ces opérations, qui restent minoritaires, sont menées par des associations, organismes et ministères. Elles visent à sensibiliser tous les acteurs. « Nous avons rencontré les professionnels de la grande distribution. Des initiatives seront-elles mises en place ? Je ne sais pas. Nous verrons dans les mois à venir. Ce qui est certain, c’est qu’à la marge, les choses s’organisent, comme avec les Amap, les épiceries solidaires… », souligne Loïc Gerland, de l’association FNE.
Des changements qui se font petit à petit, mais conduiront-ils à un réel changement des habitudes ? « On a tous dans notre comportement un discours que l’on adapte à ce que l’on est capable de faire. Quelqu’un qui trie ses ordures ne va pas insister sur le fait qu’il possède deux voitures. Il y a des choses qu’on est capable de faire car cela nous demande peu et d’autres qu’on ne s’imagine pas faire, car cela ne correspond pas à notre mode de vie », démontre Loïc Benassis.
C’est pas ma faute à moi !
« Le gaspillage alimentaire ne se résume pas à celui des consommateurs. Il s’opère dans les usines lors de la transformation, dans les circuits de distribution… Ces strates génèrent des pertes. En disant cela, je ne cherche pas à pointer du doigt la “méchante industrie gaspilleuse”, mais à montrer ce phénomène inhérent au processus industriel : il y a des pertes lors de la création d’un produit », constate Loïc Bienassis. D’après la FAO, du champ à nos assiettes, les pertes alimentaires représentent 55 %[fn]Selon un rapport conjoint de SIWI (Institut international de l’eau de Stockholm), la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et de l’IWMI (Institut international de gestion de l’eau).[/fn] de la production agricole mondiale. Un chiffre supplémentaire. Mais que signifie-t-il ? Exemple concret avec des tubercules que l’on mange à toutes les sauces et sous toutes les formes : les pommes de terre, des légumes qui entraînent beaucoup de pertes, de la terre à notre barquette… de frites. Dans un champ, les pommes de terre sont ramassées par des machines. Ces appareils ne les collectent pas toutes, certaines restant dans la terre.
Les patates récoltées sont stockées dans un hangar. Là, elles sont triées. Celles qui ne correspondent pas à la norme sortent du circuit de production. Les autres sont acheminées dans une usine de production de frites. Avant d’être transformées, elles sont une nouvelle fois triées, certaines seront ratées lors du découpage des frites… créant des pertes. Surgelées, les frites seront jetées en cas de rupture de la chaîne du froid. Dans le magasin, si la gestion des stocks n’est pas maîtrisée et que la date de péremption est dépassée, les sachets seront déversés dans une benne à ordures. Si le sachet de frites est acheté, les frites cuisinées, celles qui restent finiront, la plupart du temps, à la poubelle.
Bazarder, éjecter ou balancer les victuailles, c’est une véritable problématique transversale. Si un tiers des produits alimentaires termine à la poubelle, comme l’annonce la FAO, cela veut dire qu’un tiers des terres est cultivé pour rien, qu’un tiers de l’énergie est utilisé inutilement. A cela s’ajoutent des pesticides pulvérisés pour que dalle, de l’eau dépensée pour zéro… « Le gaspillage alimentaire a un impact sur l’environnement à plusieurs niveaux. En amont, avec des impondérables liés à l’énergie, à la culture des terres, etc. En aval, le problème du traitement des déchets : la mauvaise collecte. Les biodéchets sont jetés dans les poubelles ménagères dites “normales”. Non triés, ils suivent le destin des déchets résiduels[fn]Les déchets résiduels correspondent à la part des déchets ménagers produits qui n’est pas collectée par la collecte sélective.[/fn]. Enfouis, ils risquent de dégager du méthane, un gaz à effet de serre. Sinon, ces déchets humides sont brûlés. Quoi qu’il en soit, on se prive d’un compost de très bonne qualité », déplore Loïc Gerland.
God save the food !
Au Royaume-Uni, une étude de novembre 2009 précise que 25 %[fn]Pourcentages issus de l’étude Wrap “Household food and drink waste in the UK”, novembre 2009.[/fn] des aliments achetés par les ménages finissent à la poubelle, dont 65 % pourraient être évités. Autre constat outre-Manche, le gaspillage alimentaire augmente de 80 %[fn]Etude éditée par Wrap dans le cadre de sa champagne “Love food hate waste”, 2007.[/fn] au moment de Noël. Chiffres et pourcentages sont nombreux sur les terres d’Elisabeth II, pays où l’on ne mégote pas avec la nourriture. En 2000, le gouvernement britannique a ainsi créé le Wrap (Waste and resources action programme). Organisme qui étudie et analyse les poubelles des Britanniques. C’est lui qui alerte la population sur les efforts à fournir pour moins gaspiller grâce à des campagnes publicitaires et de nombreux conseils.
Côté grands distributeurs aussi, les ideas fusent. Au supermarket, les promos “un acheté, un offert” sont nombreuses mais sous cette forme : “un acheté, un offert… plus tard”, pour ne pas gaspiller bien sûr, mais pour consommer quand même. Astucieux. « En France et à notre niveau, nous étudions la nature des déchets alimentaires du consommateur, du restaurateur… Nous savons qu’un quart des aliments non consommés qui se retrouvent dans nos poubelle pourrait être évité. Nous diffusons nos connaissances à nos réseaux, comme l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) le fait notamment en direction des collectivités. Reste à savoir à qui incombe la responsabilité d’avertir le grand public », lance Loïc Gerland.
En 2012, les résultats de deux études, l’une menée par le ministère de l’Environnement (sur l’état des lieux et les pistes pour agir contre le gaspillage alimentaire), l’autre par le ministère de l’Agriculture (sur les métiers de la remise directe des denrées aux consommateurs), fourniront plus d’informations. Reste à voir les directives qui en découleront. Ou pas. Une inconnue – de taille – subsiste toutefois : « Il ne faut pas abandonner la sensibilisation des populations, insiste Loïc Benassis. Tout le problème est de savoir si nous avons le temps de changer nos habitudes. Cela reste un pari. »