Être un déconnecté numérique est-il la dernière mode pour se distinguer ? Si rare sont vos amis à ne pas avoir de connexion internet et/ou à être absent des réseaux sociaux, a fortiori s’ils sont jeunes, diplômés et qu’ils vivent en ville, les exemples existent. Cherchez bien : vous avez forcément un ami qui n’est pas sur Facebook, voire qui a quitté le réseau social, peu connecté à internet et qui a gardé son vieux Nokia 3310 qu’il laisse négligemment traîner dans un coin…
Ces déconnectés volontaires, que l’on pourrait ici qualifier de “partiels”, ne sont donc pas les victimes économiques de la fracture numérique. Les arguments sont autres : sentiment d’inutilité des réseaux sociaux, peur diffuse de Big Brother, résistance à l’infobésité, refus d’être joignable en toutes circonstances, ou encore de perdre du temps avec la multiplication, jusqu’à saturation, de stimulis aussi nombreux qu’inutiles…
Recueillir leur témoignage n’est pas toujours aisé : d’une part parce qu’ils ont tendance à ne répondrent aux SMS ou appels que lorsqu’ils le souhaitent, d’autre part parcequ’ils n’ont pas forcément souhaité se prêter au jeu de l’interview.
Ces amis là, vous les regardez souvent avec étonnement. Certains les moquent. D’autres les envient, voire les admirent. Qui sont ces jeunes citadins qui résistent, ne serait-ce qu’un peu, au brouhaha des nouvelles technologies ?
“Je n’aime pas être joignable”
C’est notamment le cas de Charlotte*, 26 ans, journaliste, qui refuse notamment, depuis des années, de s’inscrire sur les réseaux sociaux et notamment sur Facebook. L’insistance de son entourage va même jusqu’à l’encourager à ne pas céder. “Je n’adhère pas au principe des centaines d’amis. Et puis le côté voyeur me gêne… Ne pas m’inscrire me permet de me protéger du monde extérieur”.
Pour des raisons professionnelles évidentes, elle n’est pas totalement déconnectée et reçoit ses emails sur son portable. Mais ça s’arrête là. “On est en permanence bombardés d’informations… J’essaie de limiter le flux. Mais je suis obligée d’utiliser Internet pour le travail et, malgré ma résistance, j’ai l’impression d’avoir de plus en plus de difficultés à me concentrer… Je trouve qu’on a perdu l’habitude de s’arrêter pour réfléchir.”
Alexis, 25 ans, est consultant dans les systèmes d’information. S’il utilise régulièrement Internet dans un but “informatif”, les réseaux sociaux sont exclus. Et il reste toujours très éloigné de son portable. “Il ne fait jamais de bruit, il ne vibre même pas. Je n’aime pas être joignable. C’est pareil pour les réseaux sociaux : plus on y passe de temps, plus on se sent obligé de répondre aux sollicitations. Ca m’effraie. Je garde donc de la distance. Même si mes amis s’en plaignent”.
Redéfinir la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle
“Parmi ceux qui ont un usage raisonné de ces outils, on retrouve effectivement des personnes qui sont très connectées dans leur vie professionnelle”, remarque Annabelle Boutet, maître de conférence en sociologie à Télécom Bretagne (Brest) et qui a étudié le non-usage des technologies de l’information et de la communication. “Pour ces personnes, il s’agit généralement d’une question de contrôle et de revenir à certaines règles de comportement, et/ou de limiter la porosité entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle. Mais la pression sociale est très forte, surtout pour les jeunes citadins”, ajoute-t-elle. C’est cependant, toujours selon la sociologue, un comportement qui devrait se généraliser : “Il devrait y avoir, à l’avenir, davantage de prise de recul sur ces outils…”
Du coup se tenir aujourd’hui à distance des technologies “pour raisons idéologiques” a un petit côté avant-gardiste.
A la recherche de distinction sociale ?
Dans une interview accordée au blog Les déconnectés, blog tenu par des étudiants en journalisme, Dominique Boullier, professeur en sociologie à Sciences Po et expert du numérique, a même été jusqu’à comparer la posture du déconnecté volontaire à une réaction d’ordre “aristocratique”. Les déconnectés franchissent l’étape de la “moutonnerie généralisée”, affirme le professeur qui raconte également avoir eu l’occasion de féliciter ses deux seuls élèves non inscrits sur Facebook.
Les déconnectés volontaires, à plus ou moins grande échelle, seraient-ils à la recherche de distinction ? Ce n’est certes pas un argument qui vient à leur bouche… Néanmoins, tous semblent fiers de garder une certaine indépendance par rapport à ces outils.
“Je suis contente de ne pas ressentir le besoin de me connecter à Facebook, surtout quand je vois à quel point certains en dépendent”, explique notamment Camille, 26 ans, qui travaille dans le secteur de la publicité. Son profil est cependant particulier, puisqu’elle est loin d’être hostile aux technologies, étant sur Twitter et possédant un smartphone dernier cri. Néanmoins, ceux-ci sont limités au cadre “informatif” et leur usage est plutôt contrôlé. Charlotte craint quant à elle que son métier, qu’elle exerce de plus en plus sur le web, l’amène à devoir “renoncer à ses principes”. Pour Alexis, cette indépendance est même “un luxe à conserver”. Un luxe qui semble, déjà, être de plus en plus recherché par le plus grand nombre…
En effet, selon une étude de Havas Media, 62,9% des Français auraient le sentiment d’utiliser ces technologies “beaucoup ou trop”, et 65,2% ont déclaré avoir envie de se déconnecter, 59,7% le faisant déjà par intermittence.
Des journées sans écrans ou sans internet émergent dans plusieurs pays occidentaux, comme le National Day of Unplugging aux Etats-Unis. Dans les hôtels, de nouveaux arguments commerciaux apparaissent comme celui de l’absence de connexion wifi. Pour Annabelle Boutet, “on va sans doute entrer dans une période de maturité de ces usages. Sans doute deviendront-ils plus précis et opportunistes.” Et sans doute y aura-t-il beaucoup, alors, à apprendre des déconnectés volontaires d’aujourd’hui.
* Le prénom a été modifié