Le deep web, machine à buzz (ou le jour où j’ai replongé)

Le deep web, machine à buzz (ou le jour où j’ai replongé)

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Le deep web, machine à buzz (ou le jour où j’ai replongé)

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Le deep web, machine à buzz (ou le jour où j’ai replongé)

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26 mai 2014

Chose promise, chose due : quatre mois plus tard, on est retourné dans le deep web. Mais pas seul. Avec des militants, des hacktivistes ou de simples curieux, ils nous ont montré leur web caché. Tous ont un point commun : ils en ont marre du discours médiatique angoissant sur le Dark net.

Comme prévu, on est retourné dans le deep web, vous savez cet internet caché qui « fascine autant qu’il effraie » dont nous parlions en janvier. Parce qu’on avait l’impression de n’avoir fait qu’effleurer le truc et d’avoir un arrière-goût d’attrape-nigaud dans la bouche. Et parce qu’on a reçu quelques critiques parfaitement fondées sur Twitter (ici, ou ).

« On en a marre des articles à clics sur le deep web ou des reportages alarmants comme celui d’Envoyé spécial [diffusé en novembre 2013, ndlr] », grogne un ingénieur informaticien de 29 ans qui se fait appeler Aéris sur internet, et se définit comme un hacktiviste crypto-anarchiste

« [Les médias, ndlr] ne prennent que le côté sombre du deep web et font du buzz. Oui, c’est la partie la plus buzzante, mais ce n’est pas que ça ; on ne voit pas du tout le deep web de la même manière », peste-t-il. Dans son viseur, notre article donc, et ceux du même acabit, comme ici, ou encore celui du Parisien Magazine du 16 mai dernier. 

Attardons-nous quelques lignes sur cette enquête, titrée très sobrement « Dark net : le crime en un clic« , titre qui mélange deux notions pourtant distinctes : le crime et le délit. Le journaliste enquête sur le « Dark net », représentant la partie où se déroule les activités illégales sur Internet, et se fait livrer à domicile 10g de cannabis. Il rappelle que la détention de cette drogue est illégale dans l’hexagone, mais il s’agit bien là d’un délit et non d’un crime. Le journaliste commande ensuite un faux passeport danois, et vante au passage l’anonymat du paiement en bitcoins plutôt qu’en cash, alors que ce dernier est très relatif : pour ouvrir un compte en bitcoins, il a fourni un scan de sa carte d’identité. En droit français, on parle de détention de faux, là encore un délit.

Alors oui, le journaliste n’a pas eu la main sur le titre de une, privilège des rédacteurs en chef, et oui, il évoque bien être tombé sur des annonces de « location » de tueur à gages – complicité d’assassinat ou complicité de tentative d’assassinat, en droit français, ce sont des crimes – mais souligne qu’il est difficile de démêler le vrai du faux. Rien ne prouve donc que ces annonces sont réelles. Mais « crime » en une, c’est plus aguicheur.

Enfin, le journaliste évacue en une phrase l’importance de cet Internet caché – « [le darknet est] essentiel aux opposants des régimes autoritaires pour ne pas se faire repérer » – comme nous l’avions fait, pour ne s’attarder qu’aux côtés les plus sombres d’Internet. Ce n’est pourtant pas que ça, le deep web. A en croire certains, c’en est même une infime partie.

Le « Dark net », où comment passer à côté du sujet

« Le « Dark net », déjà, ça ne veut rien dire, tranche Aéris. Le deep web, oui : ça désigne les sites qui ne sont pas indexés par les moteurs de recherche [type Google, Yahoo ou Bing, ndlr] ». Ce dernier reconnaît qu’il y a bien des activités illégales sur internet, et que le deep web offre un espace de discrétion idéal, mais ça ne représente qu’une petite partie selon lui. « Le deep web, ce n’est pas malsain, au contraire ! Snowden a envoyé des documents au Guardian en passant par Tor. Mais quand il y a des outils comme ça, certains le détournent », déplore-t-il. Tor ? Rappellez-vous, c’est ce réseau décentralisé accessible via le navigateur du même nom qui permet de naviguer anonymement sur internet.

Tristan, 18 ans, étudiant en 1re année d’informatique à Lausanne (Suisse), abonde dans le sens d’Aéris : oui, il y a des activités illégales, mais cela relève du « folklore ». « Silkroad – un site de vente de drogues fermé [en octobre 2013] mais probablement ressusicté ailleurs – ne pourrait pas exister sur le clear web, le web classique, il se ferait virer rapidement ». Dans les profondeurs du web, il est plus tranquille. « Les visiteurs de Silkroad ne représentaient qu’un pouième des internautes du deep web, assure Aéris. Et combien de comptes avaient été créés uniquement pour observer ? » « De mémoire, Silkroad ne représentait que 1 % du trafic mondial de drogues. Mais par un effet de loupe médiatique, on a l’impression que c’était immense », souligne Amaëlle Guiton, journaliste et auteure de Hackers au cœur de la résistance numérique. 

Pour elle, l’article du Parisien Magazine et consorts passent tout simplement à côté du sujet, « d’autant que des papiers comme ça, on en a déjà lu 12.000 ! » Des articles qui alimentent le facteur « peur » d’internet alors que les questions à se poser autour de l’utilisation de Tor sont, pour elle, celles de la surveillance et des empreintes laissées sur internet : « Nous laissons quantité de traces quand nous surfons sur internet. Si nous en laissions autant dans la vraie vie, les gens ne l’accepteraient pas. Mais sur internet, ils ne s’en rendent pas compte ».

Darknet is the new 4chan

Tristan a découvert le deep web après des articles et des reportages sur le sujet. « Il y avait une sorte de mystification autour, j’ai voulu aller voir ». Avec des amis, il consulte des sites sur l’informatique et le hacking. Et perd peu à peu ses illusions : « La première fois que j’ai surfé sur le deep web, j’étais impressionné. Très vite, ça m’a fait penser à 4chan [un forum anonyme anglophone, ndlr] : on se retrouve dans une petite communauté qui aime bien se faire mousser par la presse ». Ce dernier est persuadé que les nombreux liens qui renvoient vers la location des services d’un tueur à gages sont des arnaques pures et simples pour les curieux. « Ceux qui ont des trucs à cacher, ils ne sont pas dans le deep web, plutôt dans des communautés privées où il faut se faire coopter et montrer patte blanche pour entrer ». Aéris ne peut qu’acquiescer à ces propos. Le deep web repère de trafiquants d’armes et de pédophiles ? Non. « Un douanier me disait que le plus gros réseau de pédopornographie, c’est… la poste. Ils ne vont pas sur internet, ils savent que c’est trop surveillé. »

Chacun ses raisons d’aller dans le deep web

Tristan n’est pas retourné dans le deep web depuis un moment. Amaëlle, elle n’y va pas régulièrement, mais explique s’en servir pour deux usages différents : lorsqu’elle enquête et qu’elle a besoin d’accéder à des services cachés, ou lorsqu’elle ne veut pas être pistée. Aéris, lui, affirme surfer sur le deep web quotidiennement. Grâce au Tor Browser, il peut notamment contourner le blocage des sites que lui impose son entreprise et surfer là où il en a envie, sans contrainte, et sans que son employeur soit au courant. Voilà pour l’échelle locale. A l’échelle internationale, il rappelle que le deep web offre « aux résistants syriens, aux dissidents chinois, aux Nord-coréens un espace de communication ». Aéris est un farouche militant pour la neutralité du net, tout autant qu’un défenseur de la vie privée et de la liberté d’expression. Au nom du principe de précaution, il préfère crypter ses conversations sur internet et surfer anonymement. « On ne sait pas ce qu’on aura comme régime politique en 2017, ni après », glisse-t-il. 

De la paranoïa ? « Il y en beaucoup sur le deep web, assure Tristan. Pour certains, c’est justifié. Pour d’autres, c’est fantasmé ». « Les paranoïaques ont à la fois raison et à la fois tort : raison et on devrait les croire, tort car ils sont en dessous de la réalité », aurait pu lui répondre Aéris, citant Bruce Schneier, un expert américain en sécurité informatique.

« Tor est un outil formidable, assure Amaëlle, qui déplore qu’il ne soit évoqué que pour les virées dans le Dark net. Il faut distinguer la technologie et l’usage. C’est comme pour une voiture : ça a été pensé pour se déplacer, mais ça peut aussi servir à braquer une banque ou à écraser des gens, malheureusement ». Alors oui, il est possible de s’acheter du cannabis sur internet « dans le total anonymat du Dark net », comme en bas de chez soi, dans le total anonymat de la rue. Mais le deep web ce n’est pas que le Dark net, mais tout un tas d’utilisations différentes, pas forcément illégales, qui requiert l’anonymat, par nécessité ou par précaution. Alors oui, le deep web vu comme ça, c’est moins sexy. Mais c’est peut-être plus proche de la réalité.

Bonus track : Amaëlle Guiton a participé à l’émission Du grain à moudre le 14 mai dernier sur ce thème