Le soleil et la mort ne pouvant se contempler de face, qu’en est-il de la reconnaissance ou du succès à grande échelle qui tiennent peut-être au fond de l’un comme de l’autre ? Bradford Cox se pose sans doute la question, lui qui avec "Halcyon Digest" vient encore de reporter son accession à la célébrité massive et cobainesque tout en gravissant une marche de plus vers les dépendances prisées du culte.
Qu’on me comprenne bien, le dernier Deerhunter[fn]Deerhunter – Halcyon Digest, 4AD / Beggars.[/fn] est très réussi, là n’est pas la question, mais lui manque toujours ce "Smells Like Teen Spirit" qui enflammera jeunesse rebelle ou sur le retour. Il est vrai que le groupe semble avoir abandonné toute velléité de bruit qui tache et s’est trouvé un nouveau dada : bien vieillir et varier ses effets. S’il est un double cultivé tout au long de ce "sommaire des merveilles", on l’a trouvé, et c’est Lou Reed, idole retorse canonisée sur le tard dont l’influence irrigue "Halcyon Digest". "Coronado" va jusqu’à convoquer un saxophone à sa suite, instrument délicat qu’il rendit parfaitement fréquentable sur son "Walk on the Wild Side". Et que dire de l’irrésistible "Memory Boy", aussi véloce et lumineux que "Who Loves the Sun ?" Enfin dernier indice : Cox délègue le chant au guitariste Lockett Pundt sur deux titres du disque dont un majeur, "Desire Lines" ; sa voix chaude et appliquée ne manquera pas de nous rappeler le Doug Yule du troisième Velvet, notre préféré. A cet égard, l’outro chuchotée de "Don’t Cry" est parfaitement dans l’esprit de "Candy Says" et de "Pale Blue Eyes", même si autrement moins émouvante.
On peut décrire le nouveau Deerhunter comme une passerelle tendue des tréfonds indie vers un classic rock dégraissé de ses lourdeurs. Après le virage pop du falot "Microcastle", le groupe parvient une nouvelle fois à se renouveler en conservant son trait le plus saillant, ce flou congénital, cette tension étouffée dans l’écho ou les effets de brouillage sur la voix de Cox. "Earthquake" et "Helicopter", transfuges d’Atlas Sound, se pelotonnent dans les boucles électroniques avec pour unique consigne de ne pas les réveiller. On ne marche pas droit chez Deerhunter, on court, on rampe, on chancelle – le fait d’un mauvais rêve. Anticipant depuis toujours sa mort programmée, Bradford Cox se voit dresser en fin d’album un tombeau maladroit à l’ami décédé Jay Reatard, qui avait frotté au punk-rock son magistral "Fluorescent Grey". Le mantra tétanisé de la version originale a cédé la place à "He Would Have Laughed", micro-symphonie brouillonne, à la fois aquatique et rocailleuse. Un accroc qui souligne ce détail neuf : on se met à rire chez Deerhunter, même du pire. C’est que le meilleur est certainement à venir.
Christophe Despaux