Avec ses 34 millions d’habitants, Chongqing est la plus grande des quatre municipalités-provinces de Chine et même du monde. D’une superficie équivalente au Benelux ou à l’Autriche, cette ville immense est située sur le fleuve Yangzi Jiang, en amont du grand lac du barrage des Trois-Gorges. Dans cette cité gigantesque, l’enclave de Shibati, labyrinthe de ruelles et de petites maisons accrochées à la roche et recouvertes d’une végétation quasi tropicale, vit ses derniers instants.
C’est ce monde en train de disparaître que le cinéaste Hendrick Dusollier tente de capturer, par petites touches, à chacun de ses voyages en Chine. Sur une durée de près de deux ans, le français équipé d’une simple caméra suit notamment le jeune Zhou Hong et Madame Xue Lian pour sauvegarder — au plus près de ces habitants — les derniers jours d’une vie en communauté qui appartient déjà au passé.
Lost in translation
Comme le dévoile la bande annonce du documentaire, l’arrivée du cinéaste français dans le quartier animé de Shibati n’a pas été évidente. Entre incrédulité et agacement, les habitants croisés par Hendrick Dusollier se demandent bien ce qu’un occidental peut bien venir faire avec sa caméra dans les petites ruelles d’un quartier pauvre comme le leur, d’autant plus qu’il sera prochainement totalement détruit. C’est justement cet anéantissement inéluctable du quartier qui intéresse le cinéaste : il compte bien conserver une trace de cette vie en communauté si typique de Shibati avant que sa population soit relogée dans des immeubles modernes perdus dans la lointaine banlieue.
Car évidemment les immeubles qui vont être construits sur les vestiges de ce vieux quartier traditionnel, situé en plein centre ville, ne sont pas destinés à accueillir ses habitants historiques. En Chine, comme partout ailleurs, la gentrification est la règle quand il s’agit d’aménagement urbain. En attendant le grand déplacement, certains habitants se demandent ce que cet étranger fait dans leurs pattes : en quoi leur vieux quartier peut-il intéresser des gens, qui plus est des étrangers ?
Dans un élan de patriotisme vexé, l’un d’entre eux s’agace même et demande de ne pas filmer ce vieux quartier miséreux : ce n’est plus ça la Chine ! Que ce curieux cinéaste aille filmer la ville flambante neuve, la Chine moderne qui dresse fièrement ses buildings vers le ciel. Il faut dire que l’ancien monde est très proche du nouveau : à quelques mètres des ruelles étroites de Shibati on retrouve les boutiques de luxe, les tours d’affaire et les écrans géants du Time Square local. Mais la lumineuse ville toute proche n’intéresse le français qu’en opposition avec le vieux quartier.
Cernés par un modernisme qui vient les déloger, les habitants doivent se soumettre à cette pression extérieure et se préparent — dans un premier temps psychologiquement — au grand départ. Pour être au plus près des habitants, le cinéaste s’est imposé un choc culturel total. Ses voyages à Shibati, espacés à chaque fois de quelques mois, se font en général sans équipe ni traducteur. La communication verbale est réduite au minimum avec les habitants ce qui offre au film quelques drôles de séquences.
Les échanges sont plutôt compliqués surtout lorsque Monsieur Li, le coiffeur local, insiste pour parler de Churchill à notre cinéaste qui a du mal à comprendre où il veut en venir. Malgré cela, Hendrick Dusollier n’est pas totalement perdu dans les ruelles de Shibati car il tisse des liens avec ces habitants résignés à changer de vie, et parmi eux deux personnages qui deviennent des ambassadeurs de choix pour mieux comprendre ce monde en train de s’effacer.
Témoins humains
C’est dans un premier temps le jeune Zhou Hong qui propose de mener notre cinéaste à travers les ruelles sombres du vieux quartier vers « la Cité de la Lumière de la lune », nom très poétique pour désigner la ville moderne aux abords de Shibati. Un autre monde qui laisse le gamin à la fois émerveillé et songeur à chacune de ses visites. Il y accompagne sa mère qui affronte la grande ville pour y vendre des pastèques avec une échoppe de fortune improvisée sur le trottoir.
Parfois le garçon s’y rend seul malgré l’interdiction de sa mère, attiré par une grande salle d’arcade. Mais, dans une scène particulièrement révélatrice du fossé qui sépare les habitants du vieux quartier du reste du monde, les gamins en train de jouer aux jeux vidéo ignorent complètement Zhou Hong. Quitter Shibati lui permettra-t-il de s’intégrer au sein de ce nouveau monde ? Rien n’est moins sûr. À chaque retour sur place, Hendrick Dusollier retrouve également Monsieur Li.
Le coiffeur a dû changer sa boutique de place mais peut continuer à exercer jusqu’au bout, grâce à quelques connaissances bien placées dans l’administration. Il est l’un des derniers remparts avant la disparition de tout commerce au sein du vieux quartier et le début de la fin. Il a d’ailleurs une vision plutôt pessimiste de la suite confiant au cinéaste que si son quartier est certes « un peu délabré » au moins ils vivent « tous ensemble » à Shibati, et dans les tours ils seront « seuls devant la télévision ».
L’autre personnage marquant — et bouleversant — de ce documentaire est Mme Xue Lian, une vieille dame marraine des travailleurs migrants, qui a amassé au fil des années un trésor bien particulier dans sa « Maison des rêves ». Récupérant ce qui lui plait dans les poubelles, elle s’est constitué un amalgame improbable mais incroyablement poétique fait de bric et de broc : du champignon géant à la tête de cheval. Cet amoncellement d’objets est à la fois le symbole de la mémoire du quartier et de sa disparition car, au fil des visites, le cinéaste constate l’éparpillement de cette formidable caverne d’Ali Baba.
Petit à petit, la vieille dame disperse en dehors de Shibati ses objets insolites avant que les bulldozers viennent raser cet héritage devenu encombrant. Sans interview ni commentaire, le cinéaste laisse ces habitants raconter leur quartier. Il les suit naturellement dans leur vie de tous les jours sur le point d’être bouleversée. Il n’est ici nullement question de salubrité publique ou encore d’architecture, juste d’êtres humains dont l’existence va changer radicalement du jour au lendemain.Cette simplicité dans l’approche des habitants de Shibati donne au documentaire une ambiance crépusculaire particulièrement émouvante.
À travers la fin de ce vieux quartier chinois traditionnel, le réalisateur raconte la marche d’un monde qui court vers une modernité inéluctable faite de béton et d’acier où l’humain est rarement pris en compte. Nous quittons Zhou Hong et Mme Xue Lian alors que le quartier est réduit en un tas de débris, souvenirs brisés d’une vie qui n’existe plus que dans les souvenirs, et désormais partiellement dans ce film. Voilà deux ans que le documentaire a été tourné, Hendrick Dusollier a prévu de retourner voir les déplacés pour savoir à quoi ressemble leur nouvelle vie. Vivement les retrouvailles !
Chronique d’une modernité engloutissant tout, Derniers jours à Shibati touche par sa vision humaine d’un monde voué à disparaître. La volonté du cinéaste d’immortaliser les ultimes instants de ce quartier traditionnel est une démarche d’une poésie folle, à la fois vaine et salutaire.
> Derniers jours à Shibati, réalisé par Hendrick Dusollier, France, 2017 (58 min)