Lok (Peter Yu), inspecteur de police à Singapour, est chargé de l’enquête sur la disparition de Wang (Liu Xiaoyi), un ouvrier immigré chinois volatilisé du chantier d’aménagement du littoral pour lequel il travaillait. Après plusieurs jours de recherche, Lok retrouve la trace de Wang dans un cybercafé nocturne tenu par Mindy (Luna Kwok), une jeune femme mystérieuse et fascinante. Pour lutter contre ses insomnies et sa solitude, l’ouvrier venait jouer aux jeux vidéo : ses nuits ludiques venant atténuer ses angoisses diurnes. Sur place, Lok découvre que Wang s’était lié d’une amitié virtuelle avec un mystérieux gamer.
Enquête de sommeil
Œuvre étrange, Les étendues imaginaires échappe aux définitions trop catégoriques par sa duplicité. Sous couvert d’une enquête policière classique, le second long métrage du réalisateur Yeo Siew Hua emprunte les codes du film noir pour s’en débarrasser progressivement. Au fur et à mesure que l’investigation progresse, le cinéaste semble se désintéresser du polar pour s’orienter vers le drame social. Mais les codes de l’un ne remplacent pas l’autre pour autant. Les deux ambiances coexistent dans une rêverie hypnotique et troublante. Lok, l’enquêteur singapourien et Wang, le travailleur immigré chinois n’ont pas la même vie mais partagent un point commun qui les mène au même endroit. Leurs insomnies — liées à une solitude certaine — les projettent dans un monde à part, aux frontières de la réalité. Dans le cyber café tenu par l’envoûtante Mindy, Wang tente d’échapper à sa dure réalité de travailleur immigré grâce aux jeux vidéos, l’inspecteur cherche lui au contraire du concret : une trace du jeune travailleur pour faire avancer son enquête. Mais le cinéaste abandonne l’inspecteur et son enquête dans cet univers nocturne pour projeter le spectateur dans un flashback où l’on retrouve le quotidien de Wang avant sa disparition, entre dures journées sur le chantier et nuits virtuelles au cyber café. Dans ce lieu idéal pour les insomniaques que sont Lok et Wang, le temps est comme suspendu et les parcours de l’inspecteur et de l’ouvrier semblent fusionner. Grâce à un montage troublant, Les étendues imaginaires brouille les pistes et fait communiquer les circonstances de la disparition et l’enquête du policier : Wang semble s’éloigner au fur et à mesure que Lok découvre les indices. Devant le spectateur incrédule, le polar se délite progressivement et prend une nouvelle direction : s’il souhaite retrouver Wang, l’inspecteur doit tenter de comprendre sa vie si éloignée de la sienne.
Les fantômes de l’extension
Pour évoquer le quotidien si particulier des immigrés employés sur les chantiers d’aménagement qui façonnent inlassablement le littoral de Singapour, Yeo Siew Hua a réuni autour de lui une équipe aux origines diverses. Chinois, malaisien, chinois ou encore bangladais, les nationalités des acteurs reflètent la diversité d’une main d’œuvre embauchée pour construire un pays dont ils ne feront jamais partie. Pays d’immigration, la cité-État de Singapour est devenue, depuis son indépendance de la Malaisie en 1965, une économie prospère en quelques décennies seulement. Avec une densité de population la plus élevée d’Asie, l’aménagement du littoral joue un rôle primordial dans le développement continu de ce miracle économique moderne. La disparition de Wang est un prétexte pour attirer l’attention d’un inspecteur — et donc du spectateur — sur les conditions de vie de ces travailleurs immigrés venus construire ce territoire artificiel rendu possible grâce à l’importation d’incroyables quantités de sable provenant des pays voisins. Vivant dans une grande précarité et avec la peur d’être rapatriés dans leur pays d’origine, criblés de dettes contractées notamment pour se former, les travailleurs comme Wang vivent en périphérie des grandes villes, là où leur exploitation est cachée. Pour préparer son film, Yeo Siew Hua a rencontré des ouvriers migrants, des ONG, des membres du gouvernement et des activistes afin de maîtriser ce sujet délicat. De par son statut hybride fusionnant le polar à une sensibilité sociale mais également pour sa façon de traiter le sujet, il est très difficile d’apposer une étiquette au film. Avec le flashback sur le quotidien de Wang, le réalisateur décrit sa solitude et celles de ses pairs à travers sa soif de liberté symbolisée par l’évasion numérique au cybercafé plus que par ses conditions de travail à proprement parler. La présence électrique de Mindy, les néons qui illuminent l’obscurité de l’insomnie, les parties de jeu vidéo et l’amitié virtuelle d’un autre joueur sont des éléments qui viennent combler un vide pudiquement évoqué par le cinéaste. Le dénouement de l’enquête de l’inspecteur prouve d’ailleurs que l’invisibilité de ces travailleurs, étrangers sur une terre importée, est bien au cœur de cette déambulation de somnambule.
Film hybride surprenant, Les étendues imaginaires oscille entre polar et critique sociale, tout en prenant soin de s’affranchir de leurs codes respectifs. Avec cette enquête nocturne hypnotique, Yeo Siew Hua plonge le spectateur dans une temporalité confuse qui sied parfaitement à ces ouvriers invisibles, œuvrant pour étendre les frontières sans cesse mouvantes d’un pays fantasmé.
> Les étendues imaginaires (A Land Imagined) réalisé par Yeo Siew Hua, Singapour – France – Pays-Bas, 2018 (1h35)