Fesses vs fesses

Fesses vs fesses

Fesses vs fesses

Fesses vs fesses

4 novembre 2013

C'est un combat sans merci que se livrent les fesses. D'un côté la fesse plate et petite, qui a les honneurs des magazines et brille sur les podiums des défilés de mode. De l'autre, la fesse dodue et rebondie, qui s'exhibe dans les clips d'R'n'B et conteste la suprématie de la fesse occidentale. C'est la thèse que le sociologue de l'intime, Jean-Claude Kaufmann défend dans son dernier ouvrage, La guerre des fesses. On y découvre une fesse géopolitique : le Nord filiforme et le Sud rebondi s'affrontent. Dans chaque camp sévissent les cruels diktats des codes de beauté. Dans chaque camp, la fesse est oppressée et essuie les critiques. On en parle avec Jean-Claude Kaufmann.

Capture d'écran du Mépris montrant les fesses de Brigitte Bardot.

Pourquoi avoir choisi les fesses comme fil conducteur de votre ouvrage ?

J’aurais pu prendre le corps dans son ensemble, parce que c’est lui le cœur du livre et cette question de silhouette de référence, de minceur, de rondeur.  Mais dans mon travail, j’aime partir d’un détail pour ne pas m’éparpiller. Les femmes ont souvent un regard très critique sur leur corps et souvent, la partie du corps qui est vue le plus négativement, ce sont les fesses. En plus on a du mal à les voir, il faut se contorsionner. Mais on a la sensation que les autres les regardent. Les fesses sont mal vues, dans la culture occidentale, on n’est pas à l’aise avec elles. Dans la course à la minceur, ce sont souvent elles qu’on accuse d'abord. 

Vous expliquez dans le livre qu’historiquement, la fesse a toujours été prise pour cible dans la culture occidentale. Rapidement, pouvez-vous nous raconter l’histoire difficile de la fesse en Occident ?

C’est lié à toute la symbolique de la chrétienté qui valorise tout le haut du corps. Le visage qui est plus près de Dieu, le regard qui laisse transparaître l’âme… Quand on parle de beauté, on parle essentiellement du visage. L’opposé de cet aspect positif du corps, ce ne sont pas les pieds mais les fesses. Parce qu’elles sont poches de la sexualité, de l’érotisme. Ce n’est pas très propres, elles rappellent les matières fécales. On a voulu les ignorer ou même les mépriser pendant des siècles. Ou on les a tournées en dérision.

Dans une récente étude de l’Ined qui a comparé les normes internationales de minceur, on a appris que non seulement les Françaises sont les plus minces mais se sont aussi les femmes qui sont le plus souvent au régime.

Les Françaises sont les plus minces. Elles sont aussi celle qui se sentent les plus grosses. Elles sont à la pointe de la lutte pour l’ultra minceur et entretiennent une vision critique de leur corps au nom d’un code de beauté. Ce code les pousse à lutter contre leur corps. Elles sont à la pointe en Europe. Mais aussi dans le monde. Même si, en Asie, les silhouettes sont très minces, on ne trouve pas une telle fixation sur le corps, toujours trop gros.

Jean-Claude Kaufmann | Photo DR

Ce qui est également intéressant, c'est que le regard des hommes n'est au contraire pas critique envers les fesses et les rondeurs.

Les hommes sont beaucoup moins critiques sur le corps des femmes. Ils apprécient les rondeurs. Parfois avec un intérêt sexuel, ce qui déplaît aux femmes qui voudraient être vues pour leur beauté. Les femmes qui accrochent le regard par des fesses rebondies n’en sont souvent pas heureuses. D’après les études, les hommes préfèrent les femmes plus rondes mais sont partagées. Ils sont séduits par les femmes très minces et aériennes, type figures de mode. Ils s’imaginent bien les avoir à leur bras pour se montrer et gagner des bons points en société. Mais dans l’intimité, le plus souvent, ils préfèrent les rondeurs bien marquées. Ils sont déchirés entre les deux.

En gros, il y a la fesse d’apparat et la fesse de l’intimité.

Oui, il y a la fesse publique et la fesse privée. Je cite dans le livre le témoignage d’une jeune fille assez ronde qui avait un copain "clandestin". Il voulait pas sortir avec elle en public. C'est terrible !

Alors que, et c'est là que commence votre analyse géopolitique, vous expliquez que dans les pays du Sud, c’est au contraire la fesse rebondie qui a meilleure presse.

Il ne faut pas trop simplifier les choses. Mais traditionnellement, en Afrique et en Amérique du Sud, il y a une culture des rondeurs. Mais les modes évoluent. Le mouvement vers la minceur et l’ultra-minceur se mondialise. Dans les concours de miss Brésil, les femmes sont fines, minces. Le modèle de l’ultra-minceur a gagné. Mais les rondeurs du Sud s’imposent toutefois comme une contre-mode, une tendance, qui gagne les pays du Nord. Notamment auprès de jeunes filles attirées par une forme nouvelle de corps qui n’est plus caractérisé par la minceur mais par les rondeurs. Des stars définissent ces nouveaux modèles de beauté : Beyoncé, Jenifer Lopez, Rihanna… Par contre, nouveauté, on affine le ventre, pour faire ressortir les seins et les fesses. Traditionnellement, ce n'était pas le cas. 

Que nous dit, d’un point de vue sociologique, ces fesses qui gagnent en formes et en courbes ?

Les mannequins sont toujours là. Et dans le monde de la haute-couture, l’ultra-minceur reste la référence. Mais dans le milieu de la musique et de la dance, on montre ses fesses, on les porte fièrement. C’est selon moi un douce contestation des valeurs portées par l’Occident chrétien, la minceur, la froideur, la non-expression des émotions contre l'expression, la sensibilité, le rythme, la couleur. Derrière cette affirmation du corps, on trouve revendication d’une culture plus sensuelle et plus vivante.

A-t-on déjà assisté à tel phénomène dans le passé ?

Dans les années 50, contre le modèle de l’ultra-minceur qui commençait à s’installer, on a vu apparaître un contre-modèle, les pin-up, une parenthèse.  Poitrines débordantes, fesses bien marquées et taille bien serrée, cette silhoutte s’est imposée durant une quinzaine d’années. Elle est due à une double influence : les Etats-Unis et l’Italie, notamment avec le cinéma italien et des comédiennes telles que Sofia Loren, Gina Lollobridgida. La pin-up a été balayée à la fin des années 60. Le modèle de la minceur a refait surface, d’une manière très forte.

La guerre des fesses de Jean-Claude Kaufmann  

C'est aujourd'hui que la guerre des fesses a bel et bien lieu.

Nous assistons efectivement au début de l’ouverture d’une nouvelle parenthèse. Mais aujourd’hui, le phénomène est mené par l’amérique du Sud alors que l’occident décline, tant au niveau culturel que sur un plan écononomique. Mais la machine folle qui nous pousse vers l’ultra-minceur ne faiblit pas pour autant ! Mon titre est un peu accrocheur je le reconnais, mais tout de même il se justifie. On assiste actuellement à un affrontement de modèles : sans qu’on sache où on va ni qui va gagner. Les deux modèles sont très puissants.

Et des deux côtés, la fesse est malmenée. Parce que celle du Sud subit aussi les diktats des codes de beauté et doit aussi rentrer dans des cases. Vous évoquez notamment, en Afrique, l'utilisation par certaines femmes qui ont peu de moyens, du cube Maggi en suppositoire, pour obtenir des fesses plus rebondies.

Oui, c'est violent. Vous avez aussi dû voir dans l'actualité récente, cette femme décédée à cause d'implants de colle et de ciment dans les fesses. Oui, c’est très contraignant des deux côtés. On attaque le corps au bistouri, le sang coule ! Dans la confrontation, le côté liposuccion est tout de même un peu moins violent. Les implants causent  certains nombres de décès, la graisse implantée coule, les coussinets de silicone éclatent. 

Pour terminer, vous trouvez ça vraiment sérieux pour un sociologue de parler de fesses dans un livre ?

Cette histoires des fesses, c'est de la souffrance, du drame, du mal-être… Le corps, c'est un sujet très sérieux ! C’est vrai que j’aime la gaieté et l’humour. Parfois on ne me prend que pour mon aspect rigolo mais ce n’est qu’un aspect de ma personnalité. Je fouille et traite de questions très sérieuses. Quand on vit mal son corps, c’est absolument terrible !

> Jean-Claude Kaufmann, La Guerre des fesses, JCLattès, 2013. 

Photo page d'accueil : Brigitte Bardot, Le Mépris, Jean-Luc Godard, 1963.