La France, entre conventions et audace
Difficile de tirer un bilan de la compétition en n’étant resté que deux jours sur place et en n’ayant vu qu’une dizaine de films sur les vingt-cinq sélectionnés. Tout au moins pouvait-on faire une fois de plus le constat de sa grande diversité, entre fiction, documentaire, expérimental et genres hybrides. Côté français, on notait la persistance du classique récit d’apprentissage et d’initiation sous diverses formes, dans Extrasystole, film de fin d’études à la Femis d’Alice Douard (une élève de prépa manipulée par une de ses jeunes profs), Océan d’Emmanuel Laborie (des enfants confrontés à la mort et au monde des adultes lors de vacances à la mer) ou Papa Oom Mow Mow de Sébastien de Fonséca (la brève fugue d’un ado à Rouen dans les années 80). Films maîtrisés, bien interprétés, plaisants à voire et à entendre (notamment le dernier, à l’excellente bande-son rock), mais qui peinent à sortir de schémas balisés, tant dans la narration que dans la mise en scène et la construction des personnages.
Pas très étonnant, dès lors, que les différents jurys aient préféré distinguer des œuvres certes imparfaites, mais plus audacieuses, comme Il est des nôtres de Jean-Christophe Meurisse, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe (quel titre ! ) de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, ou Ennui ennui de Gabriel Abrantes.
Le premier est l’œuvre du fondateur et directeur artistique des Chiens de Navarre, compagnie de théâtre réputée pour ses spectacles à l’humour trash, nés de séances d’écriture collective. Toutes choses que l’on retrouve dans ce moyen métrage centré sur un marginal (Thomas de Pourquery, grosse barbasse et physique massif) vivant dans une caravane elle-même garée dans un entrepôt désaffecté, où il invite régulièrement ses amis pour des bacchanales à base de Kro éventée, de jets de nourriture et de strip-tease gênants. Le mélange de théâtralité assumée et de captation quasi documentaire du réel fonctionne plutôt bien, et Meurisse a un certain talent pour faire naître un moment d’émotion brute au détour d’une scène à la drôlerie scabreuse. Reste que l’absence d’un véritable récit limite un peu l’intérêt de la chose.
Le second, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, une fiction à la lisière de l’expérimental sur deux frères cherchant un sens à leur existence à travers l’exacerbation de leur masculinité (l’un des deux rejoint à la fin un gang à l’allure paramilitaire), reste trop aride pour vraiment séduire, mais impressionne par sa maîtrise du cadre, de l’atmosphère et de la bande-son, surtout venant de réalisateurs aussi jeunes (24 et 26 ans). On est assez curieux de voir la suite.
Le dernier, Ennui Ennui, qui s’est vu décerner le Grand Prix France, est une fable potache et inracontable, qui réussit à faire rire sur des thèmes aussi peu hilarants a priori que le terrorisme, les seigneurs de guerre ou l’humanitaire, et les rapports Nord-Sud en général. L’histoire se passe en Afghanistan mais a été filmée… dans les grands espaces du Limousin, pas très loin de Brive, donc. Derrière son côté déconnant et son étrange obsession pour la bouffe et le sexe, Ennui ennui apparaît comme une mécanique narrative d’une belle précision, qui n’hésite pas à se confronter au contemporain (Twitter, drones militaires…). Laetitia Dosch, découverte à Brive il y a quelques années dans Vilaine fille, mauvais garçon de Justine Triet, et à l’affiche de trois films en compétition cette année, y révèle tout son potentiel comique. Sortie en salle (avec deux autres courts métrages du même auteur) le 11 juin.
Pas glop, l’Europe
Un documentaire sur un artiste vivant « dans un village hongrois en total déclin économique et social ». Des courses de chevaux clandestines en Sicile. Un jeune père de 19 ans, représentant du nouveau lumpenproletariat allemand, qui peine à assumer ses responsabilités et se retrouve embringué dans une série de galères digne d’un film des Dardenne. Un prêtre roumain venant délivrer les derniers sacrements à une mourante. Un grand-père bulgare qui agonit d’insultes son petit-fils homo (Pride de Pavel Vesnakov, Grand Prix Europe). Les films européens (hors France) sélectionnés cette année ne donnaient pas franchement dans la gaudriole et avaient tendance à montrer, avec plus ou moins de force, de subtilité et de talent, un continent en pleine crise économique et morale, où les gens n’arrivent plus à se parler et à se comprendre, le tout dans une esthétique plutôt réaliste ou naturaliste.
On pourrait être tenté d’ajouter à cette liste Joanna, un documentaire de Aneta Kopacz sur une jeune Polonaise atteinte d’un cancer (elle est décédée depuis) et son fils. Sauf que le contexte local y est quasiment absent, la caméra ne sortant presque pas du cercle familial ; le propos est ainsi universel. D’où un Prix du public assez logique et mérité, la réalisatrice restant toujours à la juste distance de son sujet et ne forçant jamais l’émotion.
Agnès Varda, le signe des lions
La rétrospective Agnès Varda apparaissait comme l’antidote idéal à ces visions souvent déprimantes de notre vieux continent. Mais si ses films, courts ou longs, regorgent d’humour, d’émotion et de fantaisie, on y trouve aussi souvent un certain désenchantement, une mélancolie. C’est particulièrement vrai pour le rare Lions Love (… and Lies), tourné à Hollywood, qui se passe pendant quelques journées de juin 1968 (et qui ressortira cet été en version restaurée). Le témoignage d’une époque, dont les trois acteurs principaux (les deux auteurs de la célèbre comédie musicale hippie Hair et la superstar de Warhol, Viva, tous les trois bien “high”) sont d’éminentes figures. Si la tentative d’acclimatation du cinéma underground new-yorkais sous le soleil californien n’est pas totalement réussie (le ménage à trois paraît souvent en roue libre, et certaines scènes sont assez longuettes), le film montre avec une belle acuité – surtout à travers les yeux d’une Française – les bouleversements à l’œuvre dans la société et la culture américaines.
Voir cette sous-intrigue (réelle, ici rejouée) où la réalisatrice indépendante Shirley Clarke, dans son propre rôle, tente de négocier sans succès avec les studios pour garder le final cut du film qu’ils proposent de financer. La contre-culture est sur le point de se faire avaler par le mainstream, et Varda, plus d’un an avant les meurtres de la Manson Family, semble déjà prendre acte de la fin des idéaux hippies. A quelques jours de distance, Andy Warhol se fait tirer dessus, Robert Kennedy est assassiné : événements tragiques que le trio vit de loin, via la télévision et le téléphone, avant d’être confronté plus brutalement au réel, quand le personnage de Clarke finit à l’hôpital après une tentative de suicide par médicaments. Aucune amertume ou désespérance, pourtant : on retient avant tout du film sa célébration de la beauté, celle des corps, de la Californie et de sa végétation luxuriante… Comme si, au fond, la réalisatrice de Cléo de 5 à 7 aimait trop la vie pour se complaire longtemps dans des pensées morbides.
L’éblouissement “Mille soleils”
L’un des plus beaux moyens métrages (45 mn) vu cette année à Brive n’était pas en compétition, puisqu’il est sorti il y a peu en salle. Dans Mille soleils, Mati Diop, jeune réalisatrice et actrice (“35 rhums” de Claire Denis), se rend à Dakar sur les traces de son passé familial. Mati est la nièce de Djibril Diop Mambéty, qui fut l’un des grands cinéastes sénégalais, réalisateur de Touki Bouki (1973).
A quarante ans de distance, son film à elle dialogue avec celui de son oncle, à travers notamment la figure de son acteur principal, Magaye Niang, sorte de perdant magnifique qui n’a jamais fait carrière. Le réel et la fiction s’entremêlent ainsi dans ce chant d’amour au cinéma, à ses sortilèges et à l’Afrique, qu’on n’avait jamais vue filmée ainsi, sauf peut-être chez Henri-François Imbert (Doulaye, une saison des pluies), il y a longtemps. Magnifique.
Wakamatsu, l’enfant terrible du cinéma japonais
Outre le regretté Alain Resnais, dont étaient montrés Les Statues meurent aussi (réalisé avec Chris Marker) et Nuit et brouillard, deux œuvres essentielles du moyen métrage documentaire, les Rencontres de Brive rendaient hommage à un autre réalisateur, nettement moins connu en France : le Japonais Koji Wakamatsu, décédé il y a deux ans. Ce militant d’extrême gauche, proche collaborateur d’Oshima, était réputé pour ses brûlots violents et nihilistes, mariant Eros, Thanatos et politique. Cinq d’entre eux étaient montrés, réalisés entre 1966 et 1970. En en voyant deux, présentés par Stéphane du Mesnildot (journaliste aux Cahiers et grand spécialiste du cinéma nippon), on a compris pourquoi beaucoup de ses films avaient – et ont toujours – eu maille avec la censure. Au-delà de la nudité, des scènes de meurtre et de torture (sans doute choquantes pour l’époque, mais on a fait bien pire depuis), ces films à petit budget et tournés très vite, relativement courts, au montage heurté, restent dérangeants par leur critique radicale de l’aliénataion sociale. Tout en s’inscrivant dans un contexte précis – le Japon de l’après-guerre –, ils montrent les rapports de domination à l’œuvre dans toute société.
Le Fou de Shinjuku (1970) est particulièrement fort. A travers l’enquête d’un père sur la mort de son fils, dans un Tokyo interlope, Wakamatsu montre le fossé entre deux générations. On aurait pu penser que sa sympathie irait plutôt aux jeunes révolutionnaires, mais il les montre défoncés et apathiques, prêts à employer la violence la plus extrême sans bien savoir pourquoi. En comparaison, le père, modeste fonctionnaire de province, avec ses références éthiques et ses valeurs d’un autre temps, apparaît comme le véritable idéaliste. Avec une lucidité rageuse et terrible, Wakamatsu annonce, dans ce film et dans bien d’autres, la dérive terroriste et l’échec des mouvements d’extrême gauche dans les années 70, au Japon comme ailleurs. Autant dire que "l’enfant terrible du cinéma japonais" ne tournait pas des films pour se faire des amis.
Un peu de musique pour finir
Comme chaque année, on aura scruté les génériques de fin des films pour repérer les références de morceaux inconnus ou oubliés qui nous avaient fait dresser l’oreille. Pour Peine perdue d’Arthur Harari, joli jeu de séduction en bord de fleuve, ce n’était pas nécessaire puisque le musicien apparaît carrément à l’écran, jouant ses chansons et un petit rôle : le toujours fin et poétique Bertrand Belin, dont on espère qu’il inspirera d’autres cinéastes.