Au début des années 60, Katherine G. Johnson (Taraji P. Henson), Dorothy Vaughan (Octavia Spencer) et Mary Jackson (Janelle Monáe), trois scientifiques afro-américaines, travaillent au sein de la NASA. Elles font partie du service des « calculatrices de couleur » où des femmes Noires établissent — à l’écart des autres personnels de l’institution — divers calculs nécessaires à l’envoi d’engins dans l’espace. Mais, chacune à leur manière, les trois femmes veulent évoluer dans leur carrière et décident de gravir les échelons vers plus de responsabilités.
Maintenues dans l’ombre par leurs collègues masculins, Katherine, Dorothy et Mary vont devoir batailler pour faire reconnaître leur capacités dans un pays où règne, en plus du machisme ambiant, une terrifiante ségrégation. Leur obstination sans faille permettra aux américains de réussir la mise en orbite de l’astronaute John Glenn et de s’imposer dans la lutte pour la conquête spatiale.
Injustices réglementées
Dans Les figures de l’ombre, Theodore Melfi — réalisateur du sympathique St. Vincent (2014) avec le génial Bill Murray — nous plonge dans le milieu plein de testostérone de la recherche spatiale des années 60 alors que la ségrégation raciale dicte encore sa loi injuste dans les lieux publics comme dans les couloirs de l’agence spatiale américaine. Parce qu’elles sont des femmes, parce qu’elles sont Noires, Dorothy, Katherine et Mary doivent redoubler d’efforts pour être prises au sérieux, voire tout simplement respectées. Le film rend hommage à leur lutte pour l’égalité et rappelle les petites et grandes humiliations du quotidien comme lorsque Katherine se voit attribuer une cafetière spéciale pour les gens de couleur ou doit parcourir le site de la NASA pour se rendre aux toilettes pour femmes là aussi réservées aux gens « de couleur ».
Misant sur l’énergie communicative des trois scientifiques, ces situations sont traitées en évitant habilement le pathos ce qui n’empêche pas de dénoncer, au détour d’une scène particulièrement poignante, cette mise à l’écart intolérable d’une partie des citoyens américains. Féministes et militantes des droits des civiques, Dorothy, Katherine et Mary le sont assurément, mais leur combat ne s’inscrit pas dans la revendication. Leurs victoires, les trois scientifiques les gagnent avec ce qu’elles ont de plus précieux : leurs esprits hors du commun.
Toutes les trois « simples » calculatrices, elles vont pourtant réussir à s’imposer chacune dans leur domaine de prédilection. Dorothy endosse le rôle de superviseure — même si elle doit se battre pour être reconnue en tant que telle — et spécialiste de l’incroyable machine qui vient d’arriver à la NASA, le tout nouvel ordinateur IBM. Alors que Katherine devient la responsable des calculs pour les vols spatiaux et Mary cherche à devenir ingénieure, s’imposant pour cela dans une école normalement réservée aux blancs. Dans ces différents combats, si le machisme et une part indéniable de racisme leur barre la route, le film est assez subtil pour reconnaître une autre force en présence : le point étouffant de la hiérarchie et les jeux de pouvoir en place.
Lorsque Katherine vient bousculer Paul Stafford — interprété par Jim Parsons, le flegmatique Sheldon de The Big Bang Theory — celui-ci craint de perdre son statut vis-à-vis de son patron Al Harrison (Kevin Costner). Tout le personnel de l’agence spatiale n’était évidemment pas raciste et pourtant, comme ailleurs, la loi de la ségrégation était appliquée, parce que justement c’était la loi. Avec le recul, ce respect docile à une règle aussi injuste fait évidemment réfléchir.
Et le spectacle de ces trois femmes chamboulant l’ordre établi qui considère que le pouvoir se partage entre hommes blancs est particulièrement jouissif. Une révolte d’autant plus impressionnante et implacable qu’elle triomphe sans cris et sans violence, avec la seule aide de l’intelligence.
Au carrefour des luttes, Les figures de l’ombre nous rappelle également que le débat sur la robotisation du travail ne date pas d’hier avec l’arrivée de l’imposante machine d’IBM menaçant les « calculatrices » humaines de l’agence spatiale. Et là encore la réponse de Dorothy est celle de l’esprit, de l’anticipation.
Science is sexy
Sur le plan formel, Les figures de l’ombre ne vient pas révolutionner le film « basé sur des faits réels ». Le traitement du destin de ces trois femmes incroyables est en effet sans grande surprise mais peu importe la forme lorsque l’histoire racontée est si fascinante. On retrouve dans le second long métrage du cinéaste la question des droits civiques, du féminisme et — on aurait presque tendance à l’oublier — de la conquête spatiale et l’incroyable guerre que se livraient alors les Russes et les Américains.
Cet hommage à ces femmes qui ont œuvré dans l’ombre pour envoyer des êtres humains dans l’espace est également une belle façon de mettre en avant la science alors que le nouveau président américain semble préférer les faits alternatifs et leur vérité accommodante.
Pour son message sur l’égalité et la liberté, ce film devrait être diffusé dans toutes les écoles pour les jeunes élèves avant que leurs parents et la société de façon plus générale commencent à leur inculquer — plus ou moins consciemment — que les garçons et les filles n’ont naturellement pas les mêmes centres d’intérêt. Dans une société où Dorothy, Katherine et Mary étaient mises de côté — de part la couleur de leur peau — et prise de haut — de part leur sexe — ces trois héroïnes ont su braver l’ordre établi et récolter ce qui leur était dû.
Peut-être ces figures du passé ne feront-elles pas autant rêver les jeunes du 21ème siècle qu’une candidate de télé réalité mais si le film permet au moins de les sortir de l’ombre dans laquelle elles étaient injustement plongées alors il aura réussi son pari. Et, qui sait, si l’histoire de ces trois femmes exceptionnelles permet à quelques-uns de lever la tête vers les étoiles et d’avoir une révélation alors pour ceux-là cette histoire d’émancipation n’aura pas de prix.
Hommage à trois femmes incroyables dont le nom mérite d’être connu de tous, Les Figures de l’ombre plaide pour l’égalité — à tous les niveaux — et démontre la puissance de l’intelligence sur les préjugés. Dans une Amérique diminuée par Trump et ses faits alternatifs, ce film de combat est une véritable bouffée d’air et permet de s’élever au-dessus de l’affligeant marasme ambiant. Merci, mesdames.
> Les figures de l’ombre (Hidden Figures), réalisé par Theodore Melfi, États-Unis, 2016 (2h07)