Des cadres de vélo alignés les uns à côté des autres, son matériel de bricolage accroché au mur en guise de décoration, des maillots jaunes suspendus au plafond, un canapé récupéré on ne se sait où, quelques revues de cyclisme qui traînent sur un coin de table, c’est dans la plus noble frugalité que Reupee, 38 ans, a installé ses quartiers. Las de la vie de bureau et fatigué surtout de mettre à mal son égo à cause de clients insatisfaits, ce diplômé d’architecture, issu d’une famille d’intellectuels de gauche, a décidé voilà quatre ans de se réfugier parmi les vélos, devenus dès lors son seul et unique patrimoine.
"Plus on roule, moins on est con"
Un choix de vie que beaucoup n’ont pas compris (et ne comprennent toujours pas), mais que traduisent une soif de liberté et un désir de reconnaissance sans faille. Pierre l’affirme le cœur dans les yeux et la main sur le guidon : « Je ne me suis jamais senti aussi libre de ma vie. Pour vous dire, je n’ouvre même plus mon courrier. Alors oui, mon banquier n’est pas content mais moi qu’est-ce que je suis heureux ! » ( rire) . Faut dire, le vélo conserve autant qu’il épanouit. Il serait même l’un des moyens les plus sûrs de se sauver de la noyade face à la vieillesse, selon l’illustre cycliste français Raymond Poulidor. Reupee n’est pas moins catégorique : « Plus on roule moins on est con. On prend enfin le temps de réfléchir sur soi-même et sur le reste. L’esprit voyage et on est mieux à même de se remettre en question. »
Le pignon fixe a beau être partout, sur le bitume comme dans les vitrines des concept stores et à l’intérieur des revues de mode, notre marginal, dont la passion pour le deux-roues remonte à l’enfance, n’est pas du genre à faire semblant. Loin du hipster qui fréquente les galeries d’art contemporains et les carrés VIP avec l’air d’avoir tout vu et tout entendu, Pierre met la main dans le cambouis, allant jusqu’à vivre dans son atelier sans chauffage central ni écran plasma. Exempt de toutes contingences domestiques, à l’instar de son Pinarello, lui-même dépouillé des vitesses, freins, dérailleurs et autres mécaniques soumises à trop rude épreuve, cet éternel adolescent à l’aise dans ses baskets (sa deuxième marotte), s’est toujours fichu du qu’en dira t-on et plus que jamais en ces périodes de vache maigre où il est de bon ton de vivre en épicurien avec les moyens du bord.
Au chevet des vélos
Coursier à vélo quatre jours sur sept chez Coursier.fr, il arrondit ses fins de mois en retapant sur-mesure des vieux cadres chinés ça et là, n’hésitant pas à prendre son camion pour faire sa "tournée" en province et dégoter la pièce rare. Ses clients sont ses potes, les potes de ses potes, et tous les autres, amateurs ou initiés, lycéens et retraités, marxistes et libéraux, qui le contactent via son blog Pistar au sein duquel il prodigue nombre de conseils éclairés sur la façon entre autre de monter un cadre.
Son téléphone sonne : un jeune du quartier doit passer dans l’après-midi pour récupérer des vélos avant de partir à Londres. Pierre a beau avaler des kilomètres toute la semaine, il n’est jamais rassasié. Objectif : offrir à son client un produit à son image, de qualité et garanti à vie. Rien que ça. Quant à ses vacances, on s’en doute, pas question de les passer loin de sa monture, quitte à entasser ses bagages dans sa sacoche. Ensuite ? Dans dix ans, il se voit toujours au même endroit ici dans son atelier. Dans trente ? Il espère, dit-il, être le plus vieux coursier de Paris, et qui sait…de l’histoire de la cyclomessagerie. On est loin du Pierre architecte DPLG (diplômé par le gouvernement) en transit à Roissy, flanqué d’un jet lag. Sans regrets.