Du haut de ses 6 ans, l’hyperactive Moonee (Brooklynn Kimberly Prince) sème la pagaille dans les environs du motel à touristes de Floride où elle vit avec sa jeune mère de 22 ans, Halley (Bria Vinaite). Ả défaut d’avoir les moyens de visiter Disney World pourtant tout proche, la gamine insolente fait les 400 coups avec deux autres garnements, Scooty (Christopher Rivera) et Jancey (Valeria Cotto).
Leurs aventures — et les catastrophes qui vont de paire — ne sont pas forcément du goût des résidents du motel et de son responsable Bobby (Willem Dafoe) qui tente d’alerter Halley sur les incartades de sa progéniture. Mais la jeune mère en situation précaire, comme beaucoup d’autres résidents du motel, est plus préoccupée par trouver de quoi assumer le loyer et le pain quotidien, avec des plans plus ou moins honnêtes, que surveiller constamment sa fille.
Filmer sans juger, à hauteur d’enfant
Le tonitruant Celebration des Kool and the Gang, accompagné des cris de la remuante Moonee, donne son rythme à The Florida Project en imposant dès les premières secondes du film le point de vue de la turbulente gamine sur une situation précaire qui ne l’empêche pas pour autant de vivre sa vie de petite fille dans une atmosphère festive, malgré tout.
Inspiré par une série de courts métrages américains des années 20 et 30 qui racontent le quotidien d’enfants de familles pauvres à travers leurs aventures pendant la Grande Dépression, le nouveau film de Sean Baker adopte un point de vue enfantin sur la dure réalité qui vient adoucir une situation pour le moins précaire.
Après avoir raconté l’amitié improbable entre une jeune actrice porno et une vieille dame solitaire dans Starlet (2012) et l’expédition punitive de deux transsexuelles afro-américaines prostituées dans l’exaltant Tangerine (2015) — lire notre chronique —, le cinéaste continue son exploration d’une Amérique en marge du fameux rêve promis à tous avec ce regard à la fois précis et bienveillant qui ne gomme rien des failles de ses personnages sans pour autant les accabler.
Mûri pendant plusieurs années avant d’aboutir, The Florida Project réunit un casting original dont l’authenticité illumine le film. Si Brooklynn Kimberly Prince — petite diablesse irrésistible dans le rôle de Moonee — a déjà, malgré son jeune âge, un peu d’expérience devant la caméra, Sean Baker a recruté ses personnages de façon peu conventionnelle. Ainsi Bria Vinaite qui incarne la jeune mère laxiste est une créatrice de vêtements repérée sur Instagram.
Valeria Cotto, la petite rousse de la bande de sacripants, a tapé dans l’œil du réalisateur alors qu’elle faisait les courses dans un supermarché avec sa mère et Christopher Rivera qui joue le jeune Scotty a lui même grandi dans le type de motel qui sert de cadre au film. Et au milieu de cette troupe d’amateurs hétéroclite qui fonctionne parfaitement, Willem Dafoe livre une prestation impeccable en patron de motel tiraillé entre le respect des règles et la frimousse craquante de l’insupportable Moonee. Un dilemme d’autant plus compliqué à gérer lorsqu’il découvre que sa jeune mère emprunte une pente dangereuse pour subvenir à leurs besoins.
It’s a small (and cruel) world
En plaçant sa caméra dans ce motel à touristes qui a vu, au fur et à mesure des années, sa population temporaire évoluer et accueillir de plus en plus de personnes en situation de précarité dont l’hébergement constitue la dernière solution avant la rue, Sean Baker met en lumière les dérives d’une Amérique schizophrène et cynique qui fait coexister à quelques mètres l’un de l’autre la promesse d’un divertissement et une misère invisible. Ces hôtels bon marché concentrés près de cette zone très touristique accueillent 41% de familles dans leur clientèle, une situation qui montre la précarisation croissante d’une Amérique poussée à la marge.
Dans la banlieue d’Orlando, capitale du divertissement avec le fabuleux royaume enchanté de Disney, le Magic Castle Motel où logent Halley et Moonee est un exemple parfait de ces lieux avec des décorations tape à l’œil sur le thème des pirates ou de châteaux de contes de fées dont le kitsch prend un aspect ironique depuis qu’ils accueillent plus des résidents permanents en difficulté que des touristes de passage.
Sans misérabilisme et avec une bonne dose de malice salutaire, The Florida Project utilise le géant Disney — qui de mieux placé que cet ogre insatiable qui vient d’engloutir la Fox pour jouer le rôle de cette Amérique triomphante ? — pour interroger le concept d’un rêve américain qui reste réservé à certains dans un système capitaliste qui n’a jamais su réellement partager les richesses qu’il crée.
Mais de tout ça Moonee s’en moque, protégée temporairement de la conscience de la situation par son jeune âge et son imagination enfantine auquel le cinéaste rend ici hommage. Dans ces conditions difficile d’en vouloir à Halley pour son laxisme qui permet à sa fille de s’échapper à sa guise même si cela ne la protègera malheureusement pas indéfiniment.
Illuminé par la fraîcheur de son regard enfantin, The Florida Project pointe du doigt une situation inquiétante, éclipsée par sa proximité avec ce qui se fait de plus efficace niveau divertissement : la magie Disney. Sean Baker prouve à nouveau son immense talent dans la peinture vivante d’une Amérique trop fascinée par son propre mythe de la réussite pour constater ses échecs. N’hésitez pas à prendre une chambre dans ce motel à quelques pas d’un rêve américain inaccessible, le séjour s’annonce intense et stimulant.
> The Florida Project, réalisé par Sean Baker, États-Unis, 2017 (1h51)