Documentaire au concept ambitieux, Hallelujah, les mots de Leonard Cohen explore la carrière atypique de Leonard Cohen à travers le prisme de son morceau le plus connu à l’international, Hallelujah. De sa naissance maudite à la reconnaissance mondiale, le film de Daniel Geller et Dayna Goldfine dévoile le voyage épique de cette œuvre à multiples facettes.
Ballade poétique devenue un standard pop dont on ne compte plus les reprises, Hallelujah est la clé qui permet de mieux appréhender l’itinéraire atypique d’un auteur et poète devenu chanteur tardivement. Un périple très bien documenté qui offre un regard inédit sur la création du titre iconique et permet de (re)découvrir les nombreux autres trésors musicaux d’un poète aux psaumes éternels.
Chanteur par hasard
Sa carrière de chanteur, Leonard Cohen l’a débutée sur le tard et un peu par hasard. Alors que certaines de ses chansons ont déjà été chantées par Judy Collins, il monte sur scène pour la première fois à sa demande pour interpréter le titre Suzanne. Près de 50 ans plus tard, sur la même scène, Judy Collins se remémore cette soirée avec émotion dans le documentaire. Tétanisé par la stress, l’auteur de Suzanne est incapable de l’interpréter et sort de scène devant un public interloqué.
Leonard Cohen revient cependant à la fin du concert et interprète le titre de sa voix profonde qui fera sa renommée. Le poète est adoubé comme interprète par le public et s’engage dans une carrière mouvementée. En décembre 1967, Leonard Cohen sort son premier disque sur Columbia Records, le même label que Bob Dylan.
Lorsque Songs of Leonard Cohen arrive dans les bacs des disquaires, l’artiste a déjà 33 ans. À l’époque, une pop star est en général déjà morte à cet âge. Québécois, trentenaire, juif, poète et écrivain, Leonard Cohen ne réunit pas les atouts habituels pour rejoindre la contre-culture naissante. Il restera une sorte d’anomalie dans le milieu tout au long d’une carrière étonnante.
Malédiction originelle
Le documentaire de Daniel Geller et Dayna Goldfine est né de l’envie d’adapter sur grand écran le livre The Holy or the Broken : Leonard Cohen, Jeff Buckley, and the Unlikely Ascent of « Hallelujah » de l’auteur Alan Light. L’idée de base était de raconter l’histoire du titre Hallelujah et son incroyable ancrage dans la culture populaire. Dans un premier temps, les deux cinéastes sont allés à la rencontre de celles et ceux qui ont participé à l’enregistrement du titre lors d’une période compliquée dans la carrière du chanteur.
Sur la pochette de Death of A Ladies Man (1977), Leonard Cohen, pourtant en bonne compagnie, semble faire la gueule. Logique, le chanteur a de quoi être contrarié. Produit par Phil Spector qui a imposé son fameux « mur du son » à l’album, le résultat est pour le moins… déroutant. Leonard Cohen est dans une mauvaise passe symbolisée par cet album qui ne lui ressemble pas. Et ça ne fait que commencer.
Sa carrière à la dérive, le chanteur présente Various Positions à Columbia en 1984. Malgré trois chefs-d’œuvre incontestables – Dance Me to the End of Love, If It Be Your Will et le fameux Hallelujah – le disque passe inaperçu auprès du public. Pire, Columbia refuse de le sortir aux États-Unis ! Il sera édité en toute discrétion par Passport Records, un obscur label américain. Dans le documentaire, John Lissauer, alors jeune producteur et arrangeur de l’album, revient dans un témoignage touchant sur ce raté qui a brisé sa carrière. À l’instar d’autres œuvres cultes, Hallelujah est un titre maudit à sa naissance. Sa résurrection n’en sera que plus mythique.
Psaume morcelé
Impossible d’évoquer Hallelujah sans revenir sur sa nature morcelée. Le processus d’écriture du titre est l’un des éléments les plus saisissants du documentaire. L’autopsie de cette chanson qui n’a cessé d’évoluer est vertigineuse. La nature hybride de Hallelujah dans les mains de son auteur, avant même sa réappropriation par d’autres interprètes, est ici scrupuleusement décryptée. Car il n’existe pas un Hallelujah mais plusieurs.
De multiples prières que Leonard Cohen a façonnées au fil des années avec un processus de création dévoilé grâce à des carnets inédits. L’écriture du morceau aurait pris près de 8 ans à Leonard Cohen pour arriver à la version enregistrée qui sera finalement remaniée. À travers les manuscrits de l’artiste, la chanson évolue à l’écran, des couplets remplaçant d’autres pour illustrer ses mutations.
Ainsi la version enregistrée sur l’album Various Positions est différente de celles interprétées plus tard sur scène par le chanteur. La légende retient un nombre de couplets estimé entre 80 et 350, selon qui raconte l’histoire. À travers les variantes, c’est l’évolution de la thématique du morceau qui se dessine. Un glissement qui traduit parfaitement la philosophie poétique de Leonard Cohen.
Prière charnelle
Dès les premiers mots, Hallelujah est empreint de religion avec une référence biblique au roi David qui joue de la lyre pour plaire au Seigneur. Avec le temps, le titre glisse vers une thématique plus charnelle avec des couplets supplémentaires qui assument l’aspect sensuel de l’œuvre. Cette dualité soigneusement construite fait du morceau une prière sacrée à la merci du plaisir charnel. Un statut ambigu qui fascine et invite à l’appropriation.
Hallelujah réussit cette étrange et miraculeuse symbiose entre le biblique et le personnel. Cette évolution du texte fait écho à la recherche spirituelle de l’artiste au cours de sa vie. Avec des archives précieuses, le documentaire revient sur cette quête d’une vie. Après ses 60 ans, le chanteur partage son temps entre sa petite maison de Los Angeles et sa retraite dans un monastère Zen, dans les collines californiennes.
Les disques The Future (1992) et Ten New Songs (2001) lui donnent l’image d’un yogi bienveillant, en retraite spirituelle… et bientôt musicale ? Plus qu’une quête religieuse, le poète s’inscrit dans un chemin spirituel vers un apaisement qui semble se faire à l’abri de la musique. Il est loin de se douter de la suite. Interrogé sur le titre, Leonard Cohen explique : « Il y a un Alléluia religieux, mais il y en a beaucoup d’autres. Quand on regarde le monde, il n’y a qu’une seule chose à dire, et c’est Alléluia. Il en est ainsi. » Une sorte d’acceptation du monde tel qu’il est, une philosophie de la résilience, avec ou sans l’intervention d’une éventuelle divinité.
Triptyque pour une prière
Dès le départ, Daniel Geller et Dayna Goldfine ont souhaité intégrer trois parties imbriquées dans leur documentaire : l’artiste, la trajectoire fascinante du morceau et enfin son appropriation par de nombreux artistes. Cette conception ambitieuse aurait gagné en cohérence en adoptant une réalisation plus inventive mais la qualité des interviews compense une forme qui manque un peu trop conventionnelle.
Dès le départ, il est évident que le projet lancé en 2015 doit se faire sans Leonard Cohen qui n’a plus donné d’interviews à partir de 2014. Heureusement, l’artiste a donné de nombreuses interviews au fil de sa carrière. Le film exhume également des documents jamais vu confiés par le Cohen Trust. Les adeptes du chanteur ne seront pas étonnés de retrouver Sharon Robinson, collaboratrice de longue date du chanteur qui a écrit et chanté avec lui sur scène.
La parole est aussi donnée à des conseillers émotionnels et spirituels : le rabbin Mordecai Finley, Nancy Bacal, son amie d’enfance depuis près de 80 ans ou encore sa petite amie de longue date Dominique Issermann. Des compagnons intellectuels tels que Adrienne Clarkson et le compositeur Larry « Ratso » Sloman se confient également sur leur rapport au chanteur. Les paroles collectées offrent un panorama complet d’un artiste à la spiritualité dépassant le strict cadre de la religion.
Interprétations
Passé largement inaperçu sur l’album Various Positions, Hallelujah a cependant intrigué de premiers fans et pas des moindres. Après Bob Dylan qui interprète le morceau lors de ses concerts, John Cale enregistre sa version avec l’aide de Leonard Cohen qui accepte de lui envoyer par fax des couplets inédits. Une reprise – au sens littéral – du morceau qui initie son glissement sur une pente plus sensuelle.
Mais l’interprète qui a donné une ampleur sans précédent au titre est évidemment Jeff Buckley. Sa sublime version – certains diront meilleure que l’original, débat ô combien sensible – a fait découvrir Hallelujah à un nouveau et large public. La disparition tragique de Jeff Buckley est venu renforcer l’aura de ce titre sur le point de devenir mythique. Cette version a d’ailleurs tellement marqué les esprits que nombre de candidats de télé crochets viennent interpréter Hallelujah « de Jeff Buckley » en toute bonne foi.
Définitivement adopté par la culture populaire, le titre de Leonard Cohen, interprété par Rufus Wainwright, est même présent sur la bande originale de… Shrek en 2001. Judy Collins, Brandi Carlile et de nombreux autres artistes se livrent dans le documentaire sur leur version du titre et sa signification intime. Ce mélange de religieux et d’érotisme traverse les générations et s’est imposé dans les émissions de téléréalité musicale à travers le monde faisant de lui un standard pop et bien plus encore.
Monument mondial
Au-delà des reprises – réussies ou non, selon les goûts -, Hallelujah, les mots de Leonard Cohen démontre la puissance du titre à travers les confidences d’interprètes sur sa signification pour eux. Car la magie du morceau réside dans la capacité de chacun à se l’approprier sans quel la raison soit possible à définir avec précision. Chaque lecture ajoute une profondeur à une œuvre vertigineuse qui, à l’instar des grandes réussites, a échappé à son créateur.
Au fil des nombreuses reprises, le morceau s’érige en symbole. Le documentaire explore cette réalité en faisant état de l’omniprésence de la ballade dans nos vies. Dans une œuvre de divertissement grand public, lors de mariages ou de funérailles, la prière païenne de Leonard Cohen résonne comme une œuvre de rassemblement.
Elle a notamment été utilisée lors de la cérémonie du Covid-19 à la veille de l’inauguration présidentielle aux États-Unis en janvier 2021. Une prière de communion qui donne un aspect de messe populaire lors de son interprétation sur scène par Leonard Cohen. Un moment rendu possible pour beaucoup de ses fans grâce – ou plutôt à cause – d’un dernier déboire dans sa carrière.
On the road again
Difficile de savoir comment Leonard Cohen a vécu cette dépossession de son œuvre devenue mainstream au-delà de toutes espérances. Au détour d’une interview, on le devine amusé par ce parcours incroyable. De toute façon, le poète ne peut se permettre de ressasser le passé. Alors qu’il compte profiter d’une retraite bien méritée, Leonard Cohen découvre que sa manageuse a détourné tout son argent.
Ruiné, le chanteur doit se résoudre à revenir sur le devant de la scène. De ce retour forcé naissent trois albums Old Ideas (2012), Popular Problems (2014) et You Want It Darker (2016) qui prouvent que le vieux poète a encore des choses à dire et le fait magnifiquement. À plus de 80 ans, Leonard Cohen tourne dans le monde entier donnant l’occasion à des fans d’entendre Hallelujah en concert. Un moment de grâce absolu dont la dernière interprétation à Auckland, en Nouvelle-Zélande, présente dans le documentaire donne un aperçu.
Documentaire riche en archives inédites, Hallelujah, les mots de Leonard Cohen explore la création et la réception du titre le plus populaire de l’artiste avec une curiosité fascinée. En se penchant sur le morceau mythique, le film invite à (re)découvrir une œuvre poétique magistrale amenée à résonner aussi longtemps que les cœurs auront besoin de battre.
> Hallelujah, les mots de Leonard Cohen (Hallelujah: Leonard Cohen, a Journey, a Song), réalisé par Daniel Geller et Dayna Goldfine, États-Unis, 2021 (1h58)