Toujours prêt à rendre service, Lazzaro (Adriano Tardiolo) vit à l’Inviolata, un hameau sur lequel règne d’une main de fer la marquise Alfonsina de Luna (Nicoletta Braschi). Dans ce petit village isolé, la vie des paysans est inchangée depuis toujours : ils travaillent dur dans les champs de tabac pour récolter les feuilles nécessaires à la fabrication de cigarettes sans être rémunérés en conséquence. Ironiquement, ces paysans exploités par la marquise abusent de la gentillesse de Lazzaro à qui sont confiées les tâches les plus ingrates.
Un été, le jeune homme se lie d’amitié avec Tancredi (Agnese Graziani),, le fils de la marquise. Leur relation va l’amener à traverser le temps et Lazzaro va retrouver les siens dans le monde moderne, quelques décennies plus tard. Dans cette nouvelle réalité, le jeune homme découvre que les rapports de force n’ont pas véritablement changé malgré la disparition de la marquise.
Saint Lazzaro
Dans ce village reculé où la marquise tire profit de paysans n’ayant pas conscience des règles du monde extérieur, Lazzaro fait figure d’exception car il est celui qui se fait abuser même par ses pairs. Une situation dont il n’a pas conscience car rien chez lui ne lui permet de conceptualiser cette exploitation. D’une bonté innée, Lazzaro est serviable et ne reconnaît pas la valeur exceptionnelle de son dévouement. Il aide ses semblables, tout simplement, et ne cherche pas à s’en attirer des bénéfices.
L’idée même de retirer une récompense d’un service lui est totalement étrangère : que ça soit une gratification d’ordre morale ou juste le sentiment d’accomplissement du travail bien fait. Telle une machine humaine au grand cœur, Lazzaro fait ce qu’on lui demande de faire : il accourt pour rendre service, sans rien attendre en retour. Conscients de sa gentillesse désintéressée, les paysans en abusent comme la marquise se sert de leur ignorance des règles qui régissent désormais les relations de travail.
La réalisatrice Alice Rohrwacher investit le jeune homme comme un saint sans aucun pouvoir particulier en dehors de sa bienveillance. Lazzaro ne fait pas de miracles mais sa bonté instauré en règle de vie mériterait reconnaissance, des hommes et au-delà. Le jeune paysan est de ces « braves gens » qui sont dans l’ombre des autres : timides et effacés, ils ne dérangent personne et ne cherchent pas à se mettre en avant. Une attitude totalement inimaginable pour Lazzaro.
Cependant l’antihéros de cette fable à l’ambiance très réaliste n’est pas pour autant un benêt, un imbécile heureux trop stupide pour se rendre compte qu’il est exploité. Alice Rohrwacher évite subtilement ce cliché en faisant du jeune homme un personnage discret mais pas pour autant transparent. Sa mauvaise fortune — relative, il ne se plaint pas de rendre service, au contraire — ne fait pas de lui une victime comme le sont objectivement les paysans exploités. Le jeune homme est au-dessus de ces considérations, protégé par cette bonté naturelle qui le rend éminemment sympathique et touchant.
Dans cette aventure étonnante, son personnage nonchalant — à la limite du mutisme — représente une bonté radieuse qui apaise face à la monstruosité du monde. Un tel saint sans miracles à revendiquer serait-il reconnu de nos jours ? C’est l’une des questions qui vient alors à l’esprit. Sans forcément épouser la thèse de la réalisatrice qui parie sur son anéantissement par notre monde moderne, il serait certainement totalement ignoré.
Retour vers un futur intemporel
Derrière ce personnage à la bonté évidente, Heureux comme Lazzaro est porté par une idée très maline récompensée par le Prix du scénario au dernier festival de Cannes. Avec son statut étrange, à mi-chemin entre le réalisme fortement ancré dans le cinéma italien et l’univers du conte — les deux fusionnant dans une belle alchimie —, le dernier film de la réalisatrice à qui l’on doit Les Merveilles (2014) n’hésite pas à triturer le temps pour offrir une critique sociale acerbe. Au-delà de ce personnage qui ne fait pas de vagues se cache un propos éminemment politique.
Lorsque le jeune homme se réveille après une terrible chute, il découvre qu’il a été transporté dans le futur. Une situation qu’il accepte comme elle se présente, trop heureux de retrouver ses proches qui ont vieilli de quelques décennies à l’image d’Ultimo (Sergi López) qu’il retrouve en train de cambrioler la demeure qui fut celle de la marquise ou son ancien ami Tancredi (Tommaso Ragno), lui aussi été marqué par l’épreuve du temps.
Le spectateur est invité à accepter ce stratagème qui permet à la réalisatrice de nous confronter à une autre réalité. Le but est selon les mots de la cinéaste de montrer « le passage d’un moyen Âge matériel à un moyen Âge humain ». Avec son accident, Lazzaro se voit en effet directement propulsé du Moyen Âge virtuel imposé aux paysans de l’Inviolata par la marquise dans le monde moderne que nous connaissons aujourd’hui. Une astuce scénaristique habile qui veut surtout créer le choc pour faire réfléchir sur la persistance de la condition humaine.
Avec son tour de magie, Alice Rohrwacher montre de façon brutale la fin de la civilisation paysanne et la migration vers la périphérie des villes d’une partie de la population italienne — un phénomène mondial. Avec cette migration venant densifier les villes, les choses ne changent pas forcément pour autant. Les paysans qui ne le sont plus subissent juste un autre type de pression. Fiers de s’être débarrassés du joug de la marquise — un morceau de journal jauni portant le titre « La grande duperie » est affiché dans leur taudis pour leur rappeler ce qui n’est désormais qu’un fait divers oublié de tous —, ils sont inconscients du nouveau type d’exploitation dont ils sont victimes.
Certes la marquise n’est plus là pour les faire travailler et confisquer leur production mais leur bidonville aux limites de la grande ville rappelle leur village isolé du reste du monde à cause d’un pont qui s’était écroulé depuis longtemps. Les anciens paysans se sont rapprochés de la ville mais en sont toujours exclus et leur misère demeure. Cette nouvelle exploitation n’a pas de nom — on ne peut plus pointer du doigt la marquise — et cet anonymat la rend d’autant plus perverse. La faute à qui ? À l’État, à la société, aux autres ? Ou tout simplement faut-il se soumettre à l’idée qu’il s’agit juste de la marche du monde et qu’il n’y a rien à faire ?
Cette modernité soudaine dans la film s’accompagne également d’une terrible déconnexion à la terre. Sur leur terrain vague, les anciens paysans ne pensent même pas à récolter les plantes qui poussent autour d’eux pour les consommer, préférant manger des aliments industrialisés qu’ils ont du mal à s’offrir. Le plus étonnant dans ce conte à la portée politique assumée est qu’il est basé sur une histoire vraie.
En Italie, une marquise a réellement sciemment caché à des paysans qui travaillaient pour elle l’abolition du métayage dans le pays. Cette pratique qui permet à un propriétaire de confier le soin de cultiver la terre à un métayer en échange d’une partie de la récolte n’a été officiellement remplacée qu’en 1982 par des baux et des emplois salariés. Dans ce nouveau monde comme dans l’ancien, Lazzaro est une boussole qui permet de croire encore un peu à l’humanité. Face à ce nouveau monde il est resté le même, imperméable à une réalité qui malgré les atours de la nouveauté ne change rien aux rapports de domination des forts sur les plus faibles.
Avec son scénario original, Heureux comme Lazzaro réussit la fusion étonnante de la fable et du réalisme social. Un voyage inédit sous forme de manifeste politique qui fonctionne grâce à son anti héros très attachant dont l’aura tranche naturellement avec un monde historiquement injuste.
> Heureux comme Lazzaro (Lazzaro felice), réalisé par Alice Rohrwacher, Italie, 2018 (2h06)