Lorsqu’il met les pieds au Conservatoire de Paris, Michel Legrand s’impose rapidement comme un surdoué, à 10 ans seulement. 75 ans plus tard, affaibli, le musicien qui a remporté trois Oscars pour ses musiques de films se produit pour la première fois à la Philharmonie de Paris. Lors de ce ciné-concert, impressionnante rétrospective de sa carrière, Michel Legrand brûle de ses dernières forces devant un public conquis.
Foisonnant d’archives, Il était une fois Michel Legrand retrace le parcours d’un virtuose qui a marqué l’histoire de la chanson française, du jazz et du cinéma à travers un kaléidoscope impressionnant de ses innombrables collaborations : Miles Davis, Jacques Demy, Charles Aznavour, Barbara Streisand, Natalie Dessay… Ce bilan avec les témoignages de celles et ceux qui ont croisé sa route entrecoupé de scènes de vie de ses deux dernières années livre un portrait intime et sincère d’un maître totalement dévoué à son art.
Fan de
En 2017, David Hertzog Dessites, réalisateur de bandes annonces et de making of, rencontre Michel Legrand lors de la 70ème édition du Festival de Cannes. Le cinéaste saute sur l’occasion pour confier au musicien à quel point il l’admire et son importance dans sa vie. Une confession qui n’est pas à prendre à la légère. En effet, ses parents se sont rencontrés en allant voir L’Affaire Thomas Crown (1968) de Norman Jewison. L’incontournable chanson The Windmills of your Mind de Michel Legrand interprétée par Noel Harrison qui porte ce thriller romantique devient logiquement leur chanson fétiche.
Le morceau possède logiquement une résonance particulière pour David Hertzog Dessites. Plus tard, il découvre que le compositeur du morceau préféré de ses parents est aussi à l’origine de très nombreuses mélodies qui l’accompagnent dans son enfance. Oum le dauphin, Il était une fois l’espace… c’est aussi Michel Legrand. Autre signe du destin, le réalisateur croise un des meilleurs amis du musicien alors qu’il prend des cours de violon au Conservatoire de Cannes.
La découverte de la musique du film Yentl (1983) scelle définitivement l’admiration de David Hertzog Dessites pour le génie de Michel Legrand et renforce cette sensation de proximité qui l’a suivi depuis sa naissance. Lors de leur rencontre, ce mélange d’anecdotes et de confidences intrigue et amuse Michel Legrand. La première pierre d’une collaboration en pleine confiance entre les deux hommes est posée.
Maestro pas hagio
Suite à cette rencontre, David Hertzog Dessites propose de réaliser un documentaire sur Michel Legrand à son entourage qui le prévient : Michel n’a pas un caractère « facile ». Il faut réussir à l’apprivoiser, peu à peu. Est-ce parce qu’il apprend que le cinéaste finance lui-même le projet de film ? Michel Legrand finit par accepter et décide d’autoriser David Hertzog Dessites à le suivre. Un accès total qui permet au documentaire de capter des images inédites d’une fin de parcours touchante, ralentie par la mort qui rôde mais toujours aussi créatrice. La confiance intiale de Michel Legrand, puis le feu vert accordé par sa femme Macha Méril et ses enfants, permet une grande liberté de ton.
Enchevêtrement d’interviews, d’archives et d’images des deux dernières années de sa vie, Il était une fois Michel Legrand étonne par cette liberté. En effet, David Hertzog Dessites ne livre pas un portrait aveuglé par l’admiration qu’il porte à son sujet. Michel Legrand apparaît comme un homme exigeant envers lui-même et les autres, difficile d’accès et colérique. Si certains témoignages assurent qu’il savait reconnaître être allé « trop loin » et se faire pardonner, son caractère brutal au travail ne laisse personne indifférent.
Au point de dissuader Élie Chouraqui de travailler à nouveau avec lui. Jusqu’au jour où les deux hommes se croisent par hasard et que le cinéaste craque à nouveau en lui confiant la musique de son film à venir. Il était apparemment impossible de résister à Michel Legrand, malgré son caractère pudiquement qualifié de « difficile ». Cette honnêteté assez rare dans ce type de documentaire offre un regard inédit sur ce perfectionniste, « enfant dans un corps d’un homme de 85 ans » selon le cinéaste.
Ça tourne
Dès le générique, les noms qui défilent à l’écran donnent le ton : Michel Legrand a profondément marqué le domaine de la chanson de variété, du jazz et évidemment des musiques de films. Avec plus de 200 bandes originales de films à son actif, le musicien a une liste de collaborations impressionnantes. Après ses débuts au Conservatoire de Paris, formé par Henri Challan et Nadia Boulanger, Michel Legrand réalise les arrangements pour les interprètes de la maison de disque Philips : Maurice Chevalier, Jacques Brel ou encore Juliette Gréco.
Par la suite, ses chansons sont interprétées par Claude Nougaro, Yves Montand, Barbra Streisand, Frank Sinatra, Tony Bennett, Ray Charles, Michael Jackson et Sting. Dans le milieu du jazz, il a joué avec des légendes telles que Miles Davis, John Coltrane, Bill Evans, Stan Getz, Sarah Vaughan, Phil Woods, Toots Thielemans ou encore Stéphane Grappelli. La musique classique n’est pas en reste avec Jessye Norman, Ivry Gitlis et Kiri Te Kanawa. Devant l’éclectisme de cette liste, on pourrait se demander qui n’a pas travaillé avec Michel Legrand ?
Riche de plus de 70 entretiens, Il était une fois Michel Legrand retrace la carrière très fournie de celui qui fut arrangeur, pianiste, chanteur et chef d’orchestre sans oublier évidemment son immense influence sur le cinéma. Agnès Varda, Jean-Luc Godard, Chris Marker, Orson Welles, Norman Jewison, Sydney Pollack, Joseph Losey, Jean-Paul Rappeneau, Claude Lelouch, Robert Altman… Tous on fait appel à Michel Legrand pour accompagner et sublimer leurs œuvres. La collaboration la plus mythique étant évidemment celle qui l’unit à Jacques Demy dont les bandes originales des Parapluies de Cherbourg et des Demoiselles de Rochefort lui valent une reconnaissance mondiale.
Requiem symphonique
Dans les séquences tournées par David Hertzog Dessites lors des deux dernières années de sa vie, Michel Legrand apparaît affaibli mais toujours créatif. Devenu proche du compositeur, le cinéaste capte l’écriture de ce qui sera sa dernière bande originale de film, celle de De l’autre côté du vent (2018). Image inédite de l’artiste qui s’attèle à la composition de la musique d’un film mythique, longtemps considéré comme hors d’atteinte pour les cinéphiles. Un ultime projet confié au-delà la mort par son ami Orson Welles pour qui il avait composé la musique du labyrinthique et fascinant essai Vérités et mensonges (1973). Voir le musicien fatigué mettre ses dernières forces dans ce projet maudit posthume d’Orson Welles est particulièrement émouvant.
La suite l’est tout autant car David Hertzog Dessites se voit confier la mise en images d’un ciné concert que Michel Legrand a accepté de diriger à la Philharmonie de Paris. D’observateur, le cinéaste est à son tour convaincu de collaborer avec le génial musicien. La prestation de décembre 2018 est le testament déchirant d’un artiste qui trouve la force de monter une dernière fois sur scène. Alors que tous s’interrogent en coulisses sur sa capacité à tenir le choc, Michel Legrand triomphe devant un public reconnaissant. Un ultime tour de force et la magnifique conclusion d’une existence musicale fougueuse et foisonnante.
Michel Legrand s’éteint quelques jours après cette ultime démonstration de force, en janvier 2019. Il laisse alors derrière lui, en plus de la bande originale du dernier film d’Orson Welles, l’adaptation scénique de Peau d’âne au Théâtre Marigny et l’écriture de ses mémoires, J’ai le regret de vous dire oui. Son héritage est omniprésent. Ainsi récemment, sa musique composée pour Le Messager (1971) de Joseph Losey a été utilisée dans May December (2023) de Todd Haynes – lire notre critique.
Bilan impressionnant d’une vie de musiques, Il était une fois Michel Legrand séduit par la confiance accordée par son sujet au cinéaste. Le résultat est un portrait intime d’une grande honnêteté, à la fois touchant et exaltant lorsqu’il aborde les derniers rêves et projets d’un des plus grands compositeurs français à l’influence mondiale.
> Il était une fois Michel Legrand réalisé par David Hertzog Dessites, France, 2024 (1h49)