Immersion avec la police des quartiers

Immersion avec la police des quartiers

Immersion avec la police des quartiers

Immersion avec la police des quartiers

29 novembre 2011

Au terme de quinze mois passés aux côtés d'une brigade anticriminalité (BAC) d'une banlieue parisienne, le sociologue Didier Fassin livre une enquête approfondie sur les rapports entre habitants des quartiers populaires et forces de l'ordre. Un constat alarmant sur l'attitude quotidienne de ces policiers.

Passer quinze mois en immersion à partager le quotidien de la police des quartiers n’avait encore jamais été fait. Le sociologue Didier Fassin[fn]Didier Fassin est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton (Etats-Unis) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).[/fn] a suivi une brigade anticriminalité (BAC) d’une banlieue parisienne, entre l’automne 2005 et juin 2007, et en a tiré une enquête qui vient d’être publiée, La Force de l’ordre. Non pas pour simplement observer mais pour comprendre. Comprendre comment et pourquoi la police en vient à agir de la sorte dans ces quartiers sensibles. Interpellations devenues banales, violentes et injustifiées, pratiques vexatoires et méthodes d’intimidation, etc. Des comportements habituels et disproportionnés qui, selon le sociologue, menacent l’ordre public.
Sans faire le procès des policiers, le bilan que Didier Fassin dresse de la manière dont s’exerce aujourd’hui l’action policière à l’encontre des milieux populaires est à charge. Au terme de son ouvrage, il parle même « d’exception sécuritaire » pour qualifier les rapports actuels entre forces de l’ordre et habitants de banlieues. Un ouvrage qui n’a pas été du goût du ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, au moment de la célébration des 40 ans d’existence des brigades anticriminalité… Entretien.

 

Ce que vous décrivez, dès les premières lignes de l’ouvrage, c’est une banalisation des contrôles d’identité, des interpellations souvent injustifiées. Et des situations humiliantes et brutales.

L’interaction la plus fréquente entre la plupart des citoyens et la police survient à l’occasion d’une plainte ou d’un problème. Pour les immigrés, les minorités, les résidents des quartiers populaires, c’est le contrôle d’identité. Il peut avoir lieu plusieurs fois par semaine, s’accompagne souvent de tutoiement, généralement de fouilles au corps, poches vidées, mains sur la voiture, jambes écartées, dans une posture humiliante – et surtout sans raison. Ce qui est le plus remarquable en effet, c’est que ces contrôles et ces fouilles sont réalisés en dehors du cadre défini par le Code de procédure pénale.

La police agit-elle différemment parce qu’elle intervient en banlieue ?

Ce à quoi les habitants des cités et les jeunes des minorités sont exposés de discriminations et de brimades, le reste de la population n’en a aucune idée. Au point même qu’on croit souvent qu’il s’agit d’exagération lorsqu’ils en parlent. J’espère que mon livre servira à donner un peu de substance à cette réalité.

Dans votre ouvrage, vous dites que « la police des quartiers ne ressemble pas à ses habitants ». Que voulez-vous dire par là ?
En France, le recrutement de la police se fait au niveau national et 80 % des policiers sont d’origine rurale ou provinciale. Or, la première affectation se fait en banlieue. Dans ces conditions, les jeunes gardiens de la paix diffèrent des populations auxquelles ils ont affaire au quotidien : ils sont principalement d’origine européenne alors qu’elles sont souvent d’origine immigrée maghrébine ou subsaharienne, mais surtout ils n’ont jamais eu l’expérience de ces quartiers dont ils ont une image homogène et stéréotypée. Dans mon étude, les policiers les plus à l’aise dans leurs interventions et les plus respectueux des habitants étaient ceux qui avaient vécu dans leur enfance et leur adolescence dans de semblables cités et avaient été à l’école et joué au foot avec des jeunes semblables à ceux qu’ils voyaient maintenant dans le cadre de leur travail.

Vous expliquez que la population a peur de la police et donc que celle-ci n’est plus respectée, qu’elle n’a plus d’autorité…

L’image de la police en France reste bonne malgré les incidents qui se sont multipliés. Dans les quartiers populaires, cependant, les habitants ont appris à se méfier des forces de l’ordre. Lorsqu’ils font appel à elles, ils constatent que souvent la situation est pire après qu’avant, que les interventions brutales contribuent à aggraver les tensions et qu’eux-mêmes sont souvent pris à partie par les policiers.

A partir de quand peut-on dire que les rapports entre habitants des quartiers populaires et forces de l’ordre se sont tendus à ce point ?

Il y a une longue histoire des tensions entre la police et les milieux populaires, voire plus tard les sujets coloniaux. Mais au cours de la période récente, les choses se sont durcies dans les années 1990 au moment où le gouvernement a pensé que la meilleure réponse à la montée de l’extrême droite consistait à prendre les immigrés et les minorités comme cible de sa stigmatisation et de sa répression.

Vous pointez du doigt les défaillances et les manquements en ce qui concerne l’encadrement de ces patrouilles. Et le peu de sanctions visant les policiers.

L’encadrement est tenu par des objectifs contradictoires. D’un côté, il faudrait assurer le bon fonctionnement de la police, le respect du droit et de la déontologie, la sanction des dérapages. Mais de l’autre, il ne faut pas perdre le contact avec la base, il faut faire du chiffre à tout prix. Les supérieurs sont pris en tenaille entre les exigences du pouvoir et les attentes des gardiens de la paix.

Vous expliquez que les policiers ont l’impression de faire leur boulot alors que les magistrats, eux, sont perçus comme laxistes. Une "justice de rue" contre "la justice des tribunaux" ?

C’est en effet un lieu commun dans la police que de dire que les juges sont trop tendres avec les délinquants. Le président de la République ne cesse d’ailleurs de le répéter. Or, c’est le contraire, les magistrats sont de plus en plus sévères. Mais cette rhétorique sert à justifier que les forces de l’ordre se fassent justice eux-mêmes.

Pour vous, les policiers, en tant qu’individus, ne sont-ils pas responsables de cette détérioration des relations avec la population ?

Ils le sont bien sûr et devraient avoir à rendre des comptes sur leurs pratiques comme n’importe quel professionnel. Mais ils sont également sous la pression de leur hiérarchie, des missions qu’on leur confie, des objectifs chiffrés qu’on leur donne. Les policiers sont le produit de la manière dont on les recrute, les forme, les affecte et les encadre. Ils ne peuvent pas être tenus pour seuls responsables des éventuels dérapages.

Que retenez-vous, en tant que citoyen, de cette expérience particulière de 15 mois passés avec des patrouilles de police ?

Qu’il existe une exception sécuritaire, c’est-à-dire un traitement particulier de certaines populations et de certains territoires, et que cette exception menace l’ordre républicain. Et qu’il y a urgence à ce que la police soit mise au service de la société plutôt que du pouvoir.

Claude Guéant a réagi assez violemment à la sortie de votre ouvrage, lors des 40 ans de la BAC, en disant que « ce n’est pas parce que quelqu’un qui se targue d’être un chercheur livre un ouvrage, que tout ce qu’il écrit est exact et que ça doit devenir un ouvrage de référence ». Que lui répondez-vous ?
Le ministre de l’Intérieur s’est emporté face à des vérités qui l’embarrassent d’autant plus qu’elles sont perçues par une partie de la population et même de ses agents. Nombre de policiers sont mécontents du rôle qu’on leur fait jouer. Ils préféreraient s’occuper de prévenir et réprimer la délinquance et la criminalité plutôt que de servir la communication du gouvernement.

 

La Force de l’ordre – Une anthropologie de la police des quartiers, Didier Fassin, Edition du Seuil.