Il est peu probable de croiser un buffle, une girafe ou même une panthère dans les rues de Paris. En chair ou en os, en tout cas. Parce qu’il est tout à fait possible, en revanche, d’en rencontrer collé sur un mur. Une couleuvre rampant près d’une fissure, un iguane qui pointe sa tête hors d’une touffe d’herbe ou un flamand rose sortant d’un panneau de signalisation. Ces collages urbains sont l’œuvre de Sophie photographe, son nom d’artiste. Des œuvres apposées dans des lieux précis, choisis après mûre réflexion et un long processus de création. Une création, en plusieurs phases, qui mêle photographie et collage. La première activité l’occupe depuis plus de dix ans, la seconde, plus récente, date de mai 2010. Son objectif ? « Recomposer une nouvelle image et prendre une photo de mon collage. Coller pour coller ne me suffit pas, même si c’est très excitant sur le moment. Mon but, c’est de photographier le collage dans son environnement ».
Tout commence par un quadrillage minutieux du quartier choisi. A pied ou en vélib’. Seule. Armée d’un plan, Sophie arpente les rues de ce quartier, à la recherche d’un endroit adéquat ; aucune impasse, aucune ruelle ne lui échappe. Une fois ce repérage terminé – il peut prendre jusqu’à une journée – vient le choix de l’animal à coller. De retour chez elle (elle a un pied-à-terre à Paris), Sophie utilise alors son « bestiaire », sa galerie de photos d’animaux qu’elle garnit depuis bientôt dix ans. Dans ces portraits très réussis, couleur sépia, de perroquets, crapauds, panthères de Chine, mais aussi de grues, moutons, lévriers et crocodiles, elle a voulu montrer la « partie humaine de chaque animal ».
Des portraits qui mettent en valeur le regard. Attendrissant, perçant, fier ou profond. Toujours expressif. « Pour choisir la bonne photo, je me demande laquelle est la plus pertinente pour qu’il y ait une interaction entre cet animal et son environnement. Il faut qu’il se passe quelque chose, une émotion, un questionnement. Que la présence de cet animal, dans ce lieu, la rue, soit la plus naturelle possible », explique la jeune femme aux cheveux bouclés châtains qui en a eu marre que l’on considère ces clichés comme de classiques portraits animaliers. Elle a voulu leur donner une nouvelle vie en les sortant dans la rue. Une fois imprimés sur du papier affiche et minutieusement découpés, les animaux sont prêts à prendre place sur les barreaux d’une grille rouillée, une bouche d’incendie ou près d’un poteau.
La suite, c’est donc la séance de collage. Elle a toujours lieu la nuit qui suit le repérage des lieux. Sophie part alors, à nouveau seule, munie de sa colle à papier peint (pour ne pas dégrader les murs, « ils ne m’appartiennent pas »), orner les façades de ses créations. Ultime étape, au petit matin, elle retourne sur les lieux pour la photo finale. Son costume de photographe reprend alors le dessus pour immortaliser la scène et cette composition si réfléchie.
Une petite émotion sur le trajet quotidien des passants
Après ces longues heures de labeur, le python a pris vie près d’une bouche d’aération, le gecko se balade sur le mur alors que la cigogne tente d’ouvrir la porte d’une boutique sur laquelle est inscrit « Livraison à domicile ». Quant au crocodile, collé sur un mur de briques, il s’approche dangereusement d’un poussin. L’iguane lui, impassible mais attentif, fixe les papillons qui s’envolent vers d’autres cieux. « Les situations peuvent être très différentes. J’utilise des fissures, des bouts de murs, des angles de rue. Il m’arrive même d’insérer un animal sur un tag existant, explique Sophie, toujours le sourire aux lèvres et ravie de raconter cette émotion qui la traverse lorsqu’elle colle ses couleuvres ou ses papillons. Ce qui m’interpelle, c’est lorsque que le mur est beau, que l’usure est belle. Un endroit où je vais pouvoir laisser une petite émotion, une trace dans la ville ».
Mais qu’est-ce qui pousse donc cette photographe de 38 ans, originaire de Provence, à utiliser les rues de la capitale comme lieu d’exposition ? Un affichage urbain souvent éphémère puisque ces collages sont, à un moment ou à un autre, détériorés ou arrachés. « En collant dans la rue, je touche des personnes sans qu’elles aient besoin de sortir de leur quotidien. Moi-même, je n’ai pas toujours le temps d’aller avoir une exposition dans un musée ou une galerie. Je trouve sympa de proposer une petite émotion sur le trajet de tous les jours des passants, qui vont au travail, chercher leur pain ou déposer leur enfant à la crèche. Une émotion gratuite et personnelle que chacun prendra à sa manière. » Depuis maintenant près de deux ans, Sophie se consacre à cette collection de collages (130 réalisés à ce jour) qu’elle a intitulée simplement Les Animaux dans les rues de Paris. Il est bien loin le temps où la jeune femme travaillait dans un tout autre domaine, « dans le monde de la publicité et de la mode » à Paris, Londres ou Tokyo. Nous n’en saurons pas davantage, la page est tournée. Seulement que c’est un Japonais qui lui a offert son premier appareil photos pendant cette période.
Aujourd’hui installée dans une ferme en Bourgogne, l’artiste – qui a quitté Paris en 2006 pour raisons personnelles – fait des allers-retours tous les quinze jours pour poursuivre sa série de collages. Eloignée de la capitale, la jeune femme, loquace, spontanée, se fait un plaisir de se balader dans ces rues de la rive droite, à la recherche de l’emplacement idéal pour mettre en valeur ses portraits d’animaux. Parce que la rue lui manquait, elle qui a travaillé pendant sept ans dans un squat parisien, un atelier, aux côtés d’une quinzaine d’artistes. « Pour moi, le squat, c’est la rue. Dans cette ancienne imprimerie désaffectée du XIXe arrondissement, nous n’avions pas d’atelier individuel, je rencontrais des gens en permanence, des voisins, des passants, des curieux… C’était une chance de vivre ça. Quand j’ai dû m’en aller de Paris, j’ai quitté l’atelier et au passage, j’ai quitté la rue. Il y a eu un manque. J’ai redécouvert cet échange, ce contact grâce à mes collages dans la rue de la capitale », souligne celle qui expose par ailleurs ses portraits intenses d’animaux, petites et grosses bêtes, à la galerie de l’Hôtel Pullman Montparnasse.
« La fusion de l’image avec son support, pour moi, c’est essentiel »
Si l’objectif n’est pas de recouvrir tout Paris, Sophie ne cache pas que la montée d’adrénaline nocturne au moment du collage, malgré la fatigue, lui procure une sensation intense qu’elle ne veut pas encore abandonner. « Cette activité de collages crée une intimité étonnante avec la ville, avec l’impression de s’approprier la rue en question, même si c’est temporaire », reconnaît-elle. La rue comme support de ses photos, c’est finalement la continuité de son travail passé. Autodidacte, la jeune femme n’a jamais vraiment aimé tirer ses photos sur papier. Pendant longtemps, elle a d’ailleurs refusé de vendre son travail photographique autrement que… sur bois. Cette collection de « photos en bois » (les photos sépia étaient incrustées dans le bois du cadre), avec une attention particulière portée à l’objet final, soigné jusque dans les moindres détails, rappelle bien son travail actuel. « La fusion de l’image avec son support, pour moi, c’est essentiel. L’important, c’est l’objet qui va en sortir, c’est l’aboutissement. »
Avant de s’attaquer à Belleville et aux alentours du Père-Lachaise, Sophie a du pain sur la planche du côté de Beaubourg, dans le IVe arrondissement. Son travail vient en effet d’être retenu pour garnir l’exposition Le silence des bêtes, dans le cadre du Festival « Hors Pistes ». Du 27 janvier au 12 février, trois photos géantes de ses animaux (3 mètres de haut sur 2 mètres de large) seront affichées au Centre Pompidou. Un nouveau format qui tombe à pic pour la photographe, pointilleuse et soucieuse de se renouveler, de donner une nouvelle force à ses animaux urbains, observateurs et observés. Pour l’occasion, les rues à proximité du Centre Pompidou vont avoir des allures de jungle. Inoffensifs mais imposants, girafe et crocodile devraient pointer le bout de leur museau. Et vous regarder droit dans les yeux.