Au 17ème siècle déjà, les chats — probablement débarqués par des marins qui s’en servaient pour éradiquer les rats de leurs navires — ont investi les rues de Constantinople. Désormais, ils sont plusieurs centaines de milliers à arpenter les rues de la ville avec un statut très particulier. Sans maîtres, ces félins vivent entre deux mondes : mi sauvages, mi domestiqués, ils font le bonheur des habitants. Née dans la ville, la réalisatrice Ceyda Torun explore ce phénomène inédit des chats rois qui mènent la belle vie dans les rues d’Istanbul à travers le portrait de sept d’entre eux. Un documentaire au poil qui étonne par le traitement réservé à ces vagabonds à quatre pattes aussi envahissants que sympathiques, très éloigné de la façon de les traiter dans les autres métropoles.
Des LOLcats, en vrai !
Exilée à partir de 11 ans en Jordanie puis à New-York, Ceyda Torun n’a plus croisé de chat de gouttière après son départ d’Istanbul. Après avoir étudié l’anthropologie à l’Université de Boston — un intérêt qui se ressent dans le film — et un retour temporaire à Istanbul, elle décide de réaliser Kedi, son premier long métrage documentaire avec le directeur de la photographie Charlie Wuppermann. De l’aveu même de le cinéaste, son projet n’aurait peut-être pas pu voir le jour il y a 10 ans, avant le développement d’Internet et l’invasion des félins sur la toile, phénomène bien connu des LOLcats. Il faut dire que les chats se sont imposés — plus que tout autre animal — comme les stars incontestés du réseau mondial. Source d’un nombre incalculable de vidéos, gifs et autres mèmes, ils sont à la fois drôles, attendrissants et parfois — il faut l’avouer — un peu flippants pour le plus grand bonheur des internautes du monde entier. Soutenue par cet engouement pour les félins en général et ceux qui peuplent les rues de l’ancienne Constantinople en particulier — dont le compte Instagram Cats of Istanbul est l’une des vitrines —, la réalisatrice a pu réunir les fonds nécessaires pour raconter le traitement si particulier réservé aux chats par les stambouliotes, une attitude qui s’apparente au sort réservé aux vaches sacrées en Inde. Il faut dire que depuis toujours les félins sont considérés comme des créatures pures et il se dit que le prophète Mahomet aurait préféré découper un morceau de son vêtement sur lequel dormait sa chatte Muezza plutôt que de devoir la réveiller. À Istanbul on ne rigole pas avec les chats !
Avec un casting initial de 35 félins réduit au nombre de sept dans la version définitive du documentaire, Kedi suit les pérégrinations des matous dans les rues, les appartements, sur le port et les toits de la ville grâce à un dispositif de caméra au plus près de ces aventuriers à poil. Même si la cinéaste tente de se dégager d’une tendance à l’anthropomorphisme, le phénomène est compliqué à éviter totalement car, chez les stambouliotes comme partout ailleurs, il s’agit d’un mécanisme incontournable. Et il faut avouer qu’accentuer les caractères de ces compagnons à quatre pattes aide à la dramatisation et scénarisation du documentaire, d’autant plus que les chats sont totalement libres de leurs mouvements, rien n’étant mis en scène. Chaque boule de poils est donc caractérisée avec un adjectif qui donne une idée de sa psychologie générale : Sari est ainsi une arnaqueuse, Bengü, une tombeuse, Aslan Parçasi, un chasseur, et Psikopat… son surnom parle de lui-même.
Une vie de pacha(t)
Pain béni pour les adorateurs des chats, Kedi a également de l’intérêt pour ce qu’il révèle des us et coutumes des stambouliotes car en parlant des félins les habitants se livrent avant tout sur eux-mêmes, leur rapport aux autres et à la ville. Des témoignages parfois touchants émergent comme pour ces personnes que la présence des chats apaise. Un homme confie ainsi avoir fait une dépression il y a quelques années et préférer désormais s’occuper des chats qui trainent (et ils sont très nombreux) plutôt que de passer sa journée au bar — une sage décision difficile à contredire. Sans tomber dans le cliché qui valide le fait que les gens qui n’aiment pas les animaux n’aiment pas les gens comme un habitant l’affirme — dans ce cas là que dire de Brigitte Bardot qui défend les bêtes mais n’est pas connue pour ses positions humanistes ? —, le documentaire décrit à travers les yeux des chats une société turque qui évolue et s’interroge sur son avenir.
Très loin du rapport que nous avons avec nos animaux notamment dans les grandes villes comparables où on n’oserait pas laisser son chat traîner ainsi, Kedi donne à voir un statut inédit pour les félins. Certains chats sortent des appartements et parfois, sans être totalement errants, n’appartiennent pas vraiment à un maître : une célébration ultime de leur fameuse indépendance. Cependant rien n’est éternel et la peur des habitants de voir perdre cette spécificité propre à Istanbul se renforce avec l’arrivée de nouveaux grands immeubles qui éliminent peu à peu les jardins et marchés qui permettent aux chats de se réfugier et trouver de quoi se nourrir. Sur cette question de la gestion politique de la situation, on peut regretter que la cinéaste ne soit pas allée interroger les dirigeants municipaux sur le traitement réservé aux félins. Il manque cette parole politique pour savoir si la présence des chats est un phénomène qui préoccupe ou non les édiles. Après tout ces compagnons à quatre pattes jouent un rôle dans la non prolifération des rats, au-delà de leur présence réconfortante pour beaucoup et de l’attrait touristique. Leur avenir, comme beaucoup de sujets, est aussi une question de volonté politique.
Exploration d’Istanbul à travers les yeux des très nombreux minous qui vagabondent dans ses rues, Kedi, des chats et des hommes offre un voyage inédit et surprenant au cœur d’un système où les félins sont choyés par une communauté qui les considèrent comme un bien commun à protéger. Au-delà des facéties des matous, le documentaire de Ceyda Torun interroge en creux sur ces éléments qui peuvent réunir toute une société. Ils sont décidément très forts ces LOLcats !
> Kedi, des chats et des hommes (Kedi), réalisé par Ceyda Torun, Turquie – Etats-Unis, 2016 (1h20)