Conviés par Reinhard Heydrich (Philipp Hochmair) à une mystérieuse réunion, une quinzaine de responsables du régime nazi convergent vers une villa berlinoise du Wannsee, le matin du 20 janvier 1972. Représentants de la Waffen SS ou du Parti, fonctionnaires des différents ministères et émissaires des provinces conquises découvrent à leur arrivée la raison de cette conférence secrète.
Avant midi, ils devront s’être mis d’accord sur un plan d’élimination du peuple juif désigné comme la Solution Finale. Pendant deux heures, ces dignitaires du IIIe Reich vont débattre sur les conditions de ce plan d’extermination à grande échelle. Une discussion entre manœuvres pour protéger des intérêts particuliers et jeux de pouvoir qui va faire basculer dans la tragédie des millions de destins.
Trouver les mots
La funeste « Conférence de Wannsee » est rentrée dans l’histoire comme le point de fixation de la Solution Finale décidée par le pouvoir nazi quelques mois plus tôt. Maintes fois étudié, ce moment de bascule de la Seconde Guerre mondiale reste un sujet dont le cinéaste Matti Geschonneck reconnaît la sensibilité. Difficile de trouver le ton adéquat pour évoquer ce moment ayant validé froidement l’anéantissement systématique de six millions de Juifs.
Pour imaginer ce qui a pu se dire en cette matinée du 20 janvier 1942, La conférence se base sur le procès-verbal hautement confidentiel de la réunion établi par Adolf Eichmann (Johannes Allmayer), Chef des unités chargées des affaires juives et de l’évacuation des Juifs au sein de l’Office central de sûreté du Reich. Seul exemplaire retrouvé après la fin de la guerre ayant appartenu à Martin Luther (Simon Schwarz), ce document reste une référence historique sur cet événement et de façon plus générale sur l’Holocauste.
Le compte rendu est pourtant loin de l’exhaustivité d’un verbatim. Assez court, il ne permet pas de savoir avec précision quelles paroles ont été effectivement prononcées. Sur ce point, La conférence assume son statut de fiction en imaginant les débats entre les dignitaires réunis pour explorer la mécanique nazie dans sa logique déshumanisante. En se basant sur d’autres écrits de l’administration nazie, le film de Matti Geschonneck reconstitue une logique d’un cynisme absolu, d’une obscénité sidérante.
La racine du mal
De l’appropriation du Graal dans Les aventuriers de l’arche perdu (1981) au fantasme de tuer Hitler lors d’une séance de cinéma dans Inglourious Basterds (2009), les nazis sont devenus le symbole du mal absolu au cinéma et de façon plus générale dans la pop culture. Même si, dans les productions plus récentes, ce statut semble contesté par tueurs en série dans l’imaginaire collectif. Au fil des années, cette représentation des nazis a parfois dévié vers l’épouvantail maléfique en flirtant avec la parodie.
Comme pour conjurer l’horreur commise, des films mettent en scène des nazis zombies – devenu un genre à part entière – ou vivant sur la face cachée de la lune comme dans Iron Sky (2012). Un détournement de l’imaginaire nazi qui a même son pendant érotique avec la nazisploitation. Ces œuvres usent – et abusent – de la réalité du régime nazi pour créer des méchants dont les intentions destructrices sont facilement identifiables. Autant de distorsions artistiques cathartiques qui utilisent le rejet viscéral qu’inspire le IIIe Reich en transposant sa philosophie mortifère.
Bien que La conférence assume son statut de fiction, son sérieux historique bien documenté permet de revenir au cœur des rouages du régime nazi avec ses nuances administratives et son cynisme glaçant. En revenant à la source du mal, l’exploration clinique des mécanismes de la conférence nous rappelle pourquoi la figure du nazi a été si facilement récupérée par la pop culture en tant qu’emblème du mal.
Réunion de sévices
Les scènes de La conférence ont été tournées en studio à Berlin à l’exception de quelques scènes extérieures filmées sur le lieu d’origine : la villa de la Conférence de Wannsee, aujourd’hui transformée en mémorial et centre éducatif. Tourné en respectant une unité de temps et de lieu pour renforcer l’authenticité, ce huis clos réunissant 15 hommes et une jeune femme est parcouru par un sentiment d’oppression.
Sans musique et sans séquences montrant le contexte autour de la conférence, Matti Geschonneck assume l’aspect un brin austère de son film. Une façon de se concentrer sur les échanges entre ses protagonistes. Et malgré leur nombre, La conférence réussit à capter l’attention sur ces échanges bavards où chacun expose sa façon de voir l’organisation de l’horreur, selon son propre intérêt. Ce parti pris minimaliste adopté par le cinéaste vient renforcer l’aspect sidérant de cette « simple » réunion qui pourrait aussi bien être celle d’une petite entreprise dévoilant ses chiffres mensuels.
Sauf qu’ici les chiffres représentent des êtres humains et l’objectif est leur extermination. C’est l’insoutenable banalité du mal qui transparaît lors de cette conférence interministérielle qui s’attèle à régler des détails bureaucratiques comme s’il n’était pas question d’un génocide d’une ampleur historique. Si des dissonances se font jour pour des questions de pouvoir ou de vanité, la réalité qui s’impose est celle d’une normalité criminelle. L’horreur intériorisée par un régime entier, servie par une langue mettant la sanglante réalité à distance raisonnable.
Novlangue hors sol
Avec un peu d’anachronisme, les échanges entre les dignitaires nazis peuvent être rapprochés de la novlangue inventée par George Orwell en 1949 dans le roman d’anticipation visionnaire 1984. Ce concept d’une langue déformée pour empêcher toute critique du pouvoir est ici celui d’une langue mettant à distance la réalité abjecte du projet envisagé. Le langage brutal et technocrate utilisé est l’un des aspects glaçants de cette réunion prévoyant le meurtre de masse de onze millions de personnes.
Décisive, la « Conférence de Wannsee » entérine la nouvelle logique du régime nazi qui abandonne l’idée d’éloigner les Juifs pour envisager leur assassinat à grande échelle sur tout le continent, Ouest compris. Et le langage utilisé dans les échanges facilite l’organisation de l’horreur en déshumanisant les victimes qui sont « déportées », « évacuées », « chargées dans des wagons » ou encore « spécialement traitées », formule qui achève de vider de son sens la tragédie planifiée. Ces formulations sont au cœur de la mécanique perverse qui est à l’œuvre où l’on évoque un « problème d’hygiène raciale » qu’il faut traiter avec logique et de façon industrielle.
Les euphémismes nauséabonds de ces échanges anéantissant toute empathie sont d’une modernité inquiétante. Ils nous renvoient au risque d’un discours détaché de toute réalité qui banalise le mal et absous, avant même leurs méfaits, les criminels. Sans tomber dans l’analogie du point Godwin, difficile de ne pas penser à la « réalité alternative » institutionnalisée par Donald Trump et aux arguments lunaires d’un Vladimir Poutine pour justifier son invasion de l’Ukraine pour… combattre des nazis. L’histoire se répète parfois avec une cruelle ironie.
Débat insensé
Les échanges de la conférence dévoilent une mécanique de désinhibition permettant d’envisager la négation de toute humanité chez son adversaire désigné. De par l’envergure du projet, la « Conférence de Wannsee » est un exemple sidérant de cette logique implacable à l’œuvre se heurtant toutefois à certaines limites. Car, autour de la table, l’un des dignitaires nazi a des états d’âme qui viennent faire dérailler un système de déshumanisation bien huilé.
Comment doivent en effet être traités les anciens combattants et les « métis » (enfants de Juifs et d’Allemands non-juifs) ? S’ensuit un débat hallucinant pour savoir à partir de quel degré de « sang juif » – à moitié, un quart… ? – un individu mérite d’être déporté ou non. Dans un moindre mesure, la question de la différence de traitement se pose également entre les Juifs d’Allemagne et ceux des territoires occupés.
Les échanges viennent ébranler la logique raciste du régime et flirtent avec le ridicule en dévoilant son absurdité. Dans d’autres circonstances, la séquence serait comique. Mais elle ne provoque pas la prise de conscience collective que l’on pourrait espérer. Enfermés dans leur idéologie, les participants trouvent là aussi une réponse « logique » ou du moins fidèle à leur idéologie pour régler ce souci de pureté présumée.
Le confort des bourreaux
Il subsiste cependant un îlot d’humanité au sein de ces échanges cyniques lorsqu’il est question de la santé mentale des… bourreaux. Si rien n’indique que le sujet a été effectivement évoqué lors de la conférence, cette problématique de l’ensauvagement des exécutants de la Solution Finale existait bien dans les instances nazies.
Certains responsables se demandent ainsi ce qu’un meurtre de masse d’une telle ampleur pourrait induire psychologiquement chez ceux qui l’appliquent concrètement sur le terrain. Encore une fois, l’organisation froide du régime vient apaiser leurs craintes.
Mais le fait que le sujet soit évoqué implique, sous le travestissement des termes utilisés, une certaine prise de conscience de l’horreur planifiée. Cette prise en compte de la souffrance psychologique cynique car uniquement pour les bourreaux vient d’autant renforcer l’abomination du déni d’humanité des victimes.
Film assez austère dans sa forme, La conférence fascine pour son exploration minutieuse de la mécanique nazie avec les différents rouages venant plaider leurs propres intérêts au sein d’un projet dont l’inhumanité n’est jamais remise en question. Un compte rendu historique d’une abstraction d’autant plus glaçante qu’il nous renvoie à un cynisme mortifère toujours d’actualité.
> La conférence (Die Wannseekonferenz), réalisé par Matti Geschonneck, Allemagne, 2022 (1h47)