Une fresque monumentale surplombe les passants de la place Igor Stravinsky dans le IVe arrondissement de Paris depuis le 18 juin dernier. Quatre jours de travail, 350 m² de mur, près de 200 bombes de peinture, six personnes grimpées sur les échafaudages auront été nécessaires pour venir à bout de ce pochoir ; le visage de l’artiste, l’index posé sur la bouche : « Chuuuttt !!! ». Egalement le titre de l'oeuvre. Jamais il n'avait travaillé sur si vaste surface.
« Contrairement à ce qu’on a pu dire, ce n’est pas une injonction au silence, mais une invitation à entendre la musique urbaine ! », précise Jef Aérosol.
Il parle alors des cloches de l’église Saint-Merri, de la rumeur s’élevant des terrasses, de l’eau qui bruisse dans la fontaine, des cris des gamins qui jouent au foot sur la place, des musiciens de rue qui espèrent charmer les touristes. Plusieurs fois, le mot musique ressurgit dans le discours de l’artiste. On le sait musicien. Il a d’ailleurs fait partie de plusieurs groupes. Et pas en amateur.
L’influence de la musique sur son travail de plasticien
« C’est l’influence première. Je fais des images et de la musique depuis que je suis gamin. » Il est né en 1957, en même temps que le rock. Il rêvait en voyant les Beatles dans l’écran de télévision de sa grand-mère. Ses parents n’avaient pas la télé. A Nantes, où il a grandi, il n’y avait qu’un seul disquaire. Et à 10 ans, pas facile d’aller tout seul en ville. Parfois, ses parents l’accompagnaient. « Avant la peinture et les galeries, ce sont les posters et les pochettes des vinyles qui m’ont inspiré. J’étais baigné, voire noyé, dans tout ce qui tournait autour de la culture pop-rock. Andy Warhol avec le Pop art et Rick Griffin dessinateur psychédélique des Doors, Janis Joplin, Jefferson Airplane, etc.
Cette passion immodérée pour la musique ne lui vient pas de ses parents, de son milieu ou d’une rencontre. « Parce qu’en province, avant 68, un gamin qui avait un centimètre qui dépassait derrière les oreilles, c’était un beatnik ! » Non, la musique, il est né avec dans le sang.
Le gamin, un vrai fan, dessinait ses idoles, reproduisait les affiches. Des personnages qui peuplent encore aujourd’hui son travail.
Une galerie de personnages
En noir et blanc, grandeur nature sur les murs de la ville, les personnages de Jef Aérosol sont des célébrités de la littérature, du cinéma, de la musique bien sûr, des arts graphiques. Hendrix, Warhol, Gainsbourg, Dylan, Curtis, Basquiat… Ils sont toujours là, comme « des arrêts sur image, noir et blanc, alors que la vie passe, en couleur ».
« Quand j’ai commencé a posé mes pochoirs, en 1982, j’ai agrandi les murs de ma chambre jusqu’au mur de la ville. Aujourd’hui, j’ai grandi. Je suis moins fan et, maintenant, des célébrités côtoient des anonymes. » Il aime ça Jef Aérosol, figer Jimmy Hendrix sur un bout de mur juste à côté d’une silhouette de femme sans domicile fixe. Pour que le premier ne prenne pas la grosse tête et que la seconde sache qu’elle compte aussi ? L’homme y a réfléchi et tient une formule pour résumer sa démarche : « J’anonymise des stars et starifie des anonymes. »
Son personnage le plus célèbre, celui qu’on a tous croisé au moins une fois au détour d’une rue, n’est pas une star. C’est l’enfant assis ou The sitting Kid. Un gamin, les jambes repliées, la tête entre les genoux, le regard un peu perdu, triste ou pensif. « Je le redécoupe régulièrement et le traîne partout où je vais. » Le gamin est présent dans de nombreuses villes du monde entier. Même sur la grande muraille de Chine ! Il côtoie, parfois, des personnages du cru. « Quand je pars à l’étranger, je découpe des pochoirs avec des personnages qui appartiennent au patrimoine culturel, musical, cinématographique, littéraire, de l’endroit où je vais. Je mélange mes propres personnages, qui me suivent toujours, aux personnages du lieu. »
Jef Aérosol s’adapte au pays qu’il visite. Qu’en est-il de la ville ? Une rue, une artère, un pan de mur… est-ce les caractéristiques du lieu qui inspirent une peinture ? « Je ne fais pas ce que fait parfois Banksy : découper un pochoir qui ne sera utilisé qu’une fois, pour un seul endroit. Par contre, je réfléchis à l’endroit où je peins une image. Elle doit avoir un sens. Plaquer une image de manière totalement artificielle n’est pas intéressant. »
Et toujours, ces mêmes flèches rouges qui accompagnent chacun des pochoirs. Si le gamin assis incarne la griffe "Jef Aérosol", cette flèche est une deuxième signature. « C’est un trait d’union entre la géométrie de la ville et les courbes de mes personnages. Contrairement à mes pochoirs, la ville est très géométrique. Les panneaux routiers, les arêtes d’immeuble, les rues perpendiculaires, parallèles… »
Il a commencé à l’intégrer à ses pochoirs sans trop savoir pourquoi. Aujourd’hui, elle est toujours présente. « La flèche est un signe graphique fort. Elle dynamise une image, souligne une verticale, une diagonale. » Rouge vif, elle rompt avec le noir et blanc des silhouettes. Rupture qui ne la rend que plus visible et autoritaire. Le regard se tourne presque toujours dans la direction indiquée.
Quand il a commencé dans la rue, en 1982…
« Mais je n’ai jamais commencé dans la rue ! Elle a seulement été un moyen de montrer au grand jour ce qui dormait depuis des années dans des cartons ! » La rue, cette gigantesque galerie, hors les murs, à ciel ouvert, qui offre à de nombreux artistes la possibilité d’exposer leur travail. N’empêche, si Jean-François Perroy a eu besoin de la rue, au début des années 80, pour faire connaître ses pochoirs, il n’en a aujourd’hui plus besoin et pourtant on le croise encore sur les trottoirs. Jef Aérosol vient de la rue. Aujourd’hui, il vit de son travail, expose dans des galeries et vend ses toiles. Il est un artiste urbain qui a tout à fait intégré le marché de l’art contemporain.
Mais il est encore dans la rue, comme beaucoup qui s’y sont fait connaître. « J’aime pouvoir rendre accessible l’art. Pouvoir montrer mon travail à des gens qui d’eux-mêmes n’iraient pas dans des galeries ou des musées. J’aime le fait que ces images soient là et fassent partie de leur vie quotidienne. Ils les voient, même s’ils ne les regardent pas toujours. »
L’année prochaine, il fêtera ses 30 ans de rue. Depuis 2009, il se consacre à son métier d’artiste. Avant, il était également professeur d’anglais.
Professeur d’anglais ?
« Pour moi, il était tout à fait impensable de vivre de sa musique et de ses images. » A l’école, la seule matière qui le branchait, c’était l’anglais. Parce qu’il adorait la famille royale ? Pas du tout. Parce que ses idoles étaient anglaises ou américaines. Que faire après le bac sinon une fac d’anglais. Et que faire après la fac sinon prof d’anglais. « Et puis j’ai eu des enfants, j’ai acheté une maison, c’était rassurant d’avoir un salaire tous les mois. » Alors pendant presque trente ans, il était partout à la fois.
En salle de classe, en salle des profs, dans la rue, dans des salles de concert, dans des salles de répèt’, dans des salles d’expo, dans son atelier, etc. « De 30 à 45 ans, on a une énergie folle pour faire ce qu’on a à faire. » Peut-être aussi que Jef Aérosol est un brin hyperactif. « Non, non. Mais c’est vrai que je n’aime pas rester à ne rien faire. Si je ne fais rien, assis dans un fauteuil, je fais tout de même quelque chose : j’écoute de la musique. »