Toute sa vie, Leila (Taraneh Alidoosti) a veillé sur son père et ses quatre frères. Frappée de plein fouet par une violente crise économique, la famille croule sous les dettes et sa cohésion est menacée. Pour échapper à cette pression destructrice, Leila élabore un plan : réunir les économies de chacun pour lancer un commerce avec ses frères.

Mais leur père Esmail (Saeed Poursamimi) a déjà promis une importante somme d’argent à sa communauté afin d’en devenir le nouveau parrain, la plus haute distinction de la tradition persane.

Alors que la santé du patriarche se détériore, les initiatives de chacun pour s’en sortir entraînent la famille au bord de l’implosion.

Déclassés

Grande fresque familiale, Leila et ses frères s’inscrit dans le prolongement de La loi de Téhéran (2019), thriller fiévreux sur fond de trafic de drogue. Si ce nouveau film explore plus en profondeur la cellule familiale, les deux œuvres partagent le même regard sur une société iranienne déstabilisée par une crise économique qui emporte tout sur son passage.

Les déboires de la fratrie qui se trouve déclassée sont le reflet d’un raz de marée qui a déferlé sur l’Iran en emportant la classe moyenne et entraînant un appauvrissement massif. À Téhéran, la logique d’une migration citadine forcée par les contraintes financières que l’on retrouve un peu partout ailleurs dans le monde a été particulièrement violente.

Sous la pression économique, les population des quartiers de moyenne gamme sont partis dans ceux de la périphérie. Et les plus pauvres se sont retrouvés dans des endroits proches de bidonvilles. Seule une petite minorité a su s’enrichir lorsque le reste de la société s’est retrouvé tiré vers le bas.

Échappatoire

Réunis par les circonstances économiques dans le même appartement exigu, les membres de la famille doivent cohabiter tant bien que mal. Cette proximité qui avive les tensions entre les membres de la petite famille inspire à Leila une idée pour surmonter leurs déboires financiers. Derrière cette idée de commerce réunissant les efforts de toute la fratrie, il est également question d’émancipation.

Avec son projet, Leila cherche à normaliser une situation qui ne convient à personne. Si son plan fonctionne, chacun retrouverait une véritable autonomie. Et elle serait libérée au passage de ce rôle exigeant de locomotive au sein d’une fratrie qu’elle motive autant qu’elle fédère. Mais maintenir cette cohésion repose sur un équilibre très précaire.

Chacun pour soi

La situation des quatre frères de Leila est un reflet rude mais objectif de l’état économique d’un pays en crise, miné par les tensions avec les États-Unis. Pour donner le ton, le film débute sur une scène d’affrontement entre ouvriers et policiers dans une usine en liquidation qui doit fermer ses portes. Parmi ces travailleurs laissés sur le carreau, Alireza (Navid Mohammadzadeh) vient de perdre son emploi.

Pour s’en sortir, Manouchehr (Payman Maadi) a choisi une voie de traverse et  participe à des magouilles. Parviz (Farhad Aslani) travaille dans les toilettes d’un centre commercial tandis que Farhad (Mohammad Alimohammadi) officie comme chauffeur de taxi dans les rues de Téhéran. Écrasés par la tornade économique, ils auraient dû s’émanciper il y a déjà longtemps du cocon familial.

Pour mener à bien son plan, Leila doit convaincre ses frères que la reprise d’un commerce est la meilleure alternative. Mais l’entreprise soulève des doutes parmi ses frères qui ont des alternatives plus ou moins risquées menaçant la viabilité du projet initié par leur sœur. Saeed Roustaee installe méthodiquement la question de la confiance au cœur de son film pour mieux faire éclater la trahison.

Le nom du père

Bien plus cruel que l’enthousiasme modéré des frères face au projet de leur sœur, Leila et ses frères aborde le tabou de la trahison paternelle. Un revirement qui plonge le film dans un conflit de générations au goût amer. Si ses enfants rêvent d’une vie indépendante, le patriarche à la santé déclinante est entraîné dans un mouvement inverse qui le rattache à ses origines.

À la mort de son cousin, Esmail est persuadé qu’il va devenir le parrain de la famille, signe de consécration dans la tradition persane. Bien que naturellement désigné car le plus âgé, il comprend rapidement que rien n’est joué et que cette reconnaissance n’est pas acquise. Blessé dans son orgueil, le père est prêt à tout pour laver cet affront même aux dépens de ses enfants.

À travers la figure paternelle, la fratrie est ramenée au centre de la cellule familiale, dans l’œil d’un cyclone dont il semble impossible de s’échapper. Pour atteindre cette prestigieuse reconnaissance, leur père est prêt à payer une belle somme d’argent et ainsi sacrifier le rêve de ses enfants.

Tradition familiale

En opposant le père à ses quatre enfants, Leila et ses frères double le drame social d’une terrible tragédie familiale dont Shakespeare n’aurait probablement pas renié la cruauté. Les obstacles qui se dressent devant le rêve de la fratrie sont d’autant plus durs à accepter que l’attaque provient du cercle familial.

À une situation économique très défavorable se mêlent l’incapacité de la famille à s’unir et le coup le plus fatal est la trahison paternelle. Loin de s’émanciper, la fratrie se trouve sacrifiée au nom de la tradition. La place de ce statut de parrain tant convoité par Esmail met au cœur du récit une tradition persane qui tire vers le bas Leila et ses frères en confisquant l’argent nécessaire à leur rêve.

Cette obsession du père à vouloir sauver les apparences incarne une confrontation entre un Iran tourné vers le passé des traditions et une fratrie qui n’arrive pas à évoluer dans un présent miné par la crise. Cette collision frontale des deux mouvements contraires entre la tradition et un avenir fantasmé affaibli par les espoirs divergents des membres de la famille donne à ce drame une saveur particulièrement amère.

Fresque familiale où s’invite le social, Leila et ses frères est une tragédie parfaitement maîtrisée par Saeed Roustaee qui dépeint les doutes et frustrations d’un pays en crise. Une œuvre pleine de désillusions sur une famille qui se déchire à coup d’invectives tranchantes jusqu’à sa conclusion muette magnifique. Alors que tout semble avoir été dit, seuls subsistent des regards plein de regrets.

> Leila et ses frères (Leila’s Brothers), réalisé par Saeed Roustaee, Iran, 2022 (2h45)