Sur le trottoir, quelques badauds dont Jessica, flanquée d’une petite fille qui lui agrippe la main, observent. Trop de froid, trop de nuit : Laïla, huit ans à peine, n’a pas sa place ici, « comme dans la vie en général ». Alors elle imagine, ce que ce serait si. Et si on disait que « Maman Coquelicot n’a pas rangé son joli sourire quelque part à l’intérieur d’elle-même pour le remplacer par une bouche verrouillée de colère » ?
Dans la voiture de police, la communication s’établit, la voix du preneur d’otage résonne. Il s’appelle Julien, il veut dire « comment on fait pour en arriver à ce chaos ». Il lui faut vider son sac, comme on irait à confesse. Les trois otages écoutent, entre agacement et stupeur, leur preneur qui déblatère. Maurane, elle, cherche la faille. Funambule, elle mène la danse sur une corde raide.
Le décor est planté. Bientôt, les histoires s’emboîtent, les vies s’entremêlent. Peut-être que cette nuit, il y aura plus de monde à sauver qu’on ne le pensait.
Thème : désillusion et monde du travail. Focus : associatif
C’est un roman choral que ce premier livre de Karine Sulpice, journaliste puis avocate, qui déroule l’envers du monde associatif, ici implacable machine à broyer les rêves. Julien, c’est un gentil, malmené par l’école, puis le monde du travail où il décroche un premier poste, celui d’auditeur junior dans une « société mastodonte ». Trois ans d’ennui crasse et de fatigue chronique, jusqu’à l’extinction de toute lucidité, sinon, comment tenir ? La dégringolade, puis le miracle. Julien décroche le job de ses rêves. Un job qui a du sens, utile, valorisant. Un job pour lequel il faut donner sans compter. Un job éreintant, pour lequel on s’oublie jusqu’à trop s’effacer jusqu’à devenir le hamster dans la roue, le parangon d’une implacable machine à broyer les rêves.
Car l’Association, résumée à sa majuscule de plus en plus pesante devient, au fil du récit, un personnage à part entière.Elle pèse, elle enferme. On n’en saura pas tant sur ce qu’elle fait, on n’en verra que le revers. C’est là que Karine Sulpice excelle : elle montre comment le monde associatif, lieu supposé de sens et d’engagement, peut aussi épuiser les corps, dévorer les vocations.
Il y a, chez Karine Sulpice des airs d’une Karine Tuil, dans l’écriture resserrée, dans la manière implacable d’analyser ce qui pousse des gens ordinaires à faire le choix de l’irréparable. Qu’ont en commun un Julien, une Jessica ? Un décalage, entre aspirations et réalité, entre ce qu’ils auraient voulu être, et ce qu’ils ne sont pas ; une accumulation, de petites vexations, cette désillusion qui sourd comme une fatigue immense. Les corps lâchent, les esprits craquellent… Alors on compense, et parfois, on décompense.