Au tout début des années 2000, des prostituées sont régulièrement assassinées dans les quartiers interlopes de la ville sainte de Mashhad. Rahimi (Zar Amir-Ebrahimi), une journaliste de Téhéran, se rend sur place en espérant faire avancer l’enquête sur ces meurtres.
Sur place, elle s’aperçoit que les autorités locales ne semblent pas pressées de résoudre l’affaire. Rahimi découvre que les crimes seraient l’œuvre de Saeed Hanaei (Mehdi Bajestani), un père de famille et citoyen apprécié de tous, s’attaquant la nuit aux prostituées pour purifier la ville de ses péchés.
Saeed l’étrangleur
Si son nom ne vous évoque probablement rien, Saeed Hanaei est connu en Iran comme l’un des tueurs en série les plus célèbres du pays. Et, dans son cas, le terme de célébrité va au-delà de la stupeur habituelle inspirée par les crimes. En moins de deux ans, cet homme marié et père de trois enfants sans histoire est parvenu à tuer 16 femmes avant d’être arrêté puis jugé.
Saeed Hanaei opérait de nuit dans les rues de Mashhad. Tel un Jack l’éventreur moderne, il prenait pour cible des prostituées qu’il étranglait avec ses mains ou leur propre foulard avant de se débarrasser de leurs corps. Une mission sainte selon le criminel qui fait écho au statut particulier de la ville. Deuxième ville la plus peuplée d’Iran avec 3,5 millions d’habitants, Mashhad est considérée comme la deuxième ville sainte la plus importante au monde.
La ville attire plus de 20 millions de touristes et pèlerins tous les ans qui viennent pour la plupart se recueillir au mausolée de l’imam Reza, la plus grande mosquée au monde. Holy Spider, le titre original du film, fait ainsi référence au meurtrier et à Mashhad. Saeed Hanae a été surnommé l’araignée car il attirait ses victimes dans sa toile pour les tuer, le plus souvent dans son propre appartement. Le terme holy (saint) renvoie au fort sentiment religieux omniprésent dans la ville que le criminel détourne pour justifier ses meurtres.
Criminelle vacuité
Construit sur le modèle d’une enquête journalistique prenant le pas sur une enquête policière peu enthousiaste, Les nuits de Mashhad se détache des faits réels pour se concentrer sur les motivations du tueur. Servi par la prestation intense de Mehdi Bajestani, ce film noir s’attache moins au suspense de la traque qu’à capter la psychologie déviante du tueur.
Un parti pris dicté par le visionnage par Ali Abbasi du documentaire And along came a spider (2002) de Maziar Bahari, sorti après la pendaison de Hanaei. Alors qu’il s’attendait à découvrir le portrait d’un monstre, le cinéaste a été surpris de ressentir une certaine empathie pour le tueur. Un sentiment inconfortable engendré par la naïveté du meurtrier allant jusqu’à assumer sa logique de purification malgré les conséquences.
Envoyé en première ligne lors de la guerre Iran-Irak, Hanaei a sacrifié sa jeunesse pour son pays. De retour, l’ex soldat se sent abandonné. Ce vide existentiel qui plane sur le film est comblé par une dévotion religieuse absolue dans laquelle le meurtrier trouve l’excuse à ses penchants sadiques. Face à cette folie criminelle, Les nuits de Mashhad tend un miroir à la société toute entière dont le reflet dérangeant expose sa compromission coupable vis à vis du meurtrier.
Héroïsme de l’assassin
Réalisateur du troublant Border (2017), Ali Abbasi interroge une nouvelle fois l’humanité avec ce thriller crépusculaire. Il a commencé à s’intéresser à l’affaire lors du procès. Lorsque le criminel a été arrêté, une partie de l’opinion publique et des médias parmi les plus conservateurs l’ont en effet considéré comme un héros. Selon eux, Saeed, citoyen au-dessus de tout soupçon, ne faisait qu’accomplir son devoir religieux en débarrassant la ville de femmes « impures ».
Ce débat profondément choquant sur la légitimité des crimes commis est l’élément déclencheur qui a décidé Ali Abbasi à porter l’affaire à l’écran. Plus qu’un thriller sur un tueur, Les nuits de Mashhad est une tentative de comprendre la misogynie profondément ancrée dans la société iranienne. Un mal qui se propage dans toutes les classes sociales et n’est, selon le cinéaste, pas particulièrement religieuse ou politique mais culturelle.
À travers ce périple sanglant, Ali Abbasi met l’accent sur la monstrueuse banalité du tueur pour mettre en exergue une défiance insidieuse envers les femmes qui peut aisément se transformer en haine. Un bruit de fond sociétal qui a permis à certains de lui trouver des excuses.
Exilée
En écho à la charge du film contre un patriarcat étouffant, Zar Amir-Ebrahimi qui incarne la journaliste est à son corps défendant un symbole de cette criminalisation hypocrite du corps des femmes. Actrice célèbre pour ses rôles dans des séries télé, elle a dû quitter l’Iran après la diffusion dans l’espace public d’une vidéo intime et vit désormais en France.
Pour ce rôle de journaliste déterminée, elle a remporté le Prix d’Interprétation Féminine au dernier Festival de Cannes. Rôle inventé pour la fiction qui a une place aussi importante dans le film que le meurtrier, Rahimi incarne la parole des femmes asphyxiée par un système patriarcal omniprésent. À la fascination morbide pour le tueur, Les nuits de Mashhad oppose une réhabilitation de la dignité des seize victimes anonymisées par le lourd bilan et déshumanisées par une condamnation morale coupable.
À mi-chemin entre film noir et critique sociétale, Les nuits de Mashhad chronique froidement les meurtres d’un tueur en série pour mieux relever l’effroyable errance d’une partie de la société face à ses actes. Un plaidoyer pour une prise de conscience collective qui met K.O. avec une ultime scène à la violence symbolique suffocante.
> Les nuits de Mashhad (Holy Spider), réalisé par Ali Abbasi, Danemark, Allemagne, France, Suède, 2022 (1h56)