« L’homme qui a surpris tout le monde », jusqu’à la garde

« L’homme qui a surpris tout le monde », jusqu’à la garde

« L’homme qui a surpris tout le monde », jusqu’à la garde

« L’homme qui a surpris tout le monde », jusqu’à la garde

Au cinéma le

Lorsque Egor, garde forestier sibérien respecté de tous, apprend qu'il est atteint d'un cancer incurable, il décide de tromper la mort d'une façon qui va choquer son entourage. Étonnamment cofinancé par une aide du gouvernement de Vladimir Poutine, L'homme qui a surpris tout le monde est un drame austère qui a bousculé la société russe et dont le mutisme mystique de son antihéros brouille les pistes d'interprétation.

Garde forestier dans la taïga sibérienne, Egor (Yevgeny Tsyganov) est un bon père de famille et un mari respecté par les habitants de son petit village. Alors qu’il attend un deuxième enfant avec sa femme Natalia (Natalya Kudryashova), le bonheur du garde forestier vole subitement en éclats. Lors d’une opération suite à une violente rencontre avec des braconniers, le verdict tombe : Egor découvre qu’il est atteint d’un cancer incurable et qu’il ne lui reste plus que deux mois à vivre. Sans espoir de rémission, Egor se mure dans le silence et décide de changer radicalement. Pour essayer de tromper la mort, il se travestit en femme. Cette tentative désespérée face à l’inéluctable va déclencher l’incompréhension de ses proches et le ressentiment violent de ses concitoyens.

L'homme qui a surpris tout le monde © Akanga Film Productions

Une surprise russe

L’homme qui a surpris tout le monde, second long métrage du couple de cinéastes Natasha Merkulova et Aleksey Chupov après Intimate Parts (2013), s’inspire de l’enfance de la co-réalisatrice, née en Sibérie dans un village d’à peine six cent âmes. Le drame retranscrit l’ambiance d’une petite communauté perdue dans la taïga, majoritairement composée d’exilés venus chercher la bonne fortune sur les terres sibériennes et de criminels envoyés là pour purger leurs peines. Un mélange assez inhabituel pour une population possédant une mentalité bien particulière. Selon la cinéaste, ces petites communautés ont une tradition d’accueil mais il faut pour cela suivre les règles. Des conventions que le garde forestier va faire voler en éclat en décidant de devenir une femme, du moins en apparence. Jugé trop risqué, le sujet du film a été mis de côté pendant quatre ans par ses auteurs avant d’être soutenu par une productrice russe.

Contre toute attente, le projet a ensuite remporté la compétition des financements publics du Ministère de la Culture en Russie malgré son sujet très délicat au pays de Poutine. Des aides d’Eurimages en tant que co-production avec la France et l’Estonie sont ensuite venues compléter le budget. Avec son arrivée dans l’équipe, Alexander Rodnyansky — producteur des films d’Andrey Zvyagintsev dont les sublimes Leviathan (2014) [lire notre chronique] et Loveless (2017) [lire notre chronique] — a finalement aidé à débloquer les étapes de post-production. Sorti dans les salles obscures russes en octobre 2018, le film a sans surprise déclenché des controverses : son propos sur le genre et son portrait de la vie russe étant pour certains difficiles à digérer.

Faut-il voir dans la participation du gouvernement russe au financement du film une ouverture vers plus de tolérance envers la communauté LGBTI ? Au vu de la répression toujours en cours contre les militants pour l’égalité des droits en Russie et l’indifférence complice de Vladimir Poutine au sujet des récentes exactions en Tchétchénie rien n’est moins sûr. Le fait que L’homme qui a surpris tout le monde ait pu être financé et sortir en salles en Russie est un petit miracle et en fait un objet de curiosité cinématographique. Premier pas potentiel vers plus de tolérance en Russie, ce drame rugueux peut cependant laisser perplexe sur sa façon de parler du genre.

L'homme qui a surpris tout le monde © Akanga Film Productions

Militantisme travesti ?

Cette histoire étonnante d’un homme souhaitant devenir une femme en espérant ainsi combattre son cancer ne sort pas de nulle part. Natasha Merkulova assure l’avoir entendue dans son village natal de Sibérie. Fait réel ou légende rurale, la cinéaste ne sait pas ce que la personne est devenue après sa transformation. C’est sur cette base que Natasha Merkulova a écrit le scénario du film avec son mari et co-auteur Aleksey Chupov. Si la dureté des épreuves subies par Egor — sobrement interprété par Yevgeny Tsyganov — dénonce l’intolérance et le rejet de l’autre motivé par l’ignorance, le choix du personnage de se travestir en femme peut être interrogé.

À partir du moment où le garde forestier décide de devenir une femme, il se renferme totalement et décide de ne plus s’exprimer. Toute communication, même avec sa femme ou son fils, est interrompue. Egor enfile sa robe, ses collants et se maquille consciencieusement puis subit sans se défendre l’incompréhension et la violence de ses pairs dans des scènes parfois très rudes. Le spectateur n’est pas mis dans la confidence : Egor est désormais une femme, un fait à accepter tel quel sans plus de justification de l’intéressé. Ce mutisme assumé n’aide évidemment pas les habitants du village à accepter le choix de celui qui était, hier encore, un membre respecté de la communauté et déclenche des réactions vives alimentées par des stéréotypes homophobes. Selon les confidences de la co-réalisatrice, certains figurants non-professionnels et des membres de l’équipe technique — qui n’avaient apparemment pas lu le scénario jusqu’au bout — ont été surpris voir choqués par la transformation de l’acteur. Une réaction similaire aux personnages du film qui prouve bien le travail sur les mentalités encore nécessaire en Sibérie, plus généralement en Russie, mais également ailleurs dans le monde.

En montrant l’incompréhension et surtout la violence gratuite qui s’abat sur Egor, le drame de Natasha Merkulova et Aleksey Chupov œuvre pour la sensibilisation aux droits des personnes LBGTI mais derrière la bonne intention pointe une possible maladresse. Sans aucune explication de la part du père de famille, sa transformation en femme peut poser question. S’agit-il pour lui, comme dans une fable, de se déguiser en femme pour berner la mort qui, confuse, oublierait de l’emporter, ou sa démarche est-elle un choix plus profondément lié au genre ? Dans la première option, son travestissement ne serait alors qu’un costume — comme certains continuent encore à « se déguiser » en Noir avec la pratique du blackface — et ce choix viendrait atténuer le propos sur le genre qui est plus qu’un simple choix vestimentaire pour ceux qui se sentent femme dans un corps d’homme, ou inversement. Le drame n’offre sur ce point aucune piste : le spectateur est — comme les habitants — face au silence entêté de cet antihéros qui a décidé de subir la violence de ses semblables, tel un martyr de toute façon condamné.

Derrière son intention de bousculer la société russe sur la question du genre, L’homme qui a surpris tout le monde peut laisser dubitatif sur la façon d’y parvenir. Sans indice, le spectateur est libre d’interpréter le silence obstiné du garde comme un acte de défiance ou l’aveu d’une certaine vacuité. Quoi qu’il en soit, le film de Natasha Merkulova et Aleksey Chupov surprend et invite au débat. Et n’est-ce pas — en Russie comme ailleurs — l’essentiel ?

> L’homme qui a surpris tout le monde (Chelovek, kotoryy udivil vsekh) réalisé par Natasha Merkulova et Aleksey Chupov, Russie – France – Estonie, 2018 (1h45)

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