Lillian (Patrycja Planik), jeune émigrée échouée à New York, décide de rentrer à pied en Russie, son pays d’origine. Malgré les obstacles, elle s’engage dans une longue marche solitaire à travers l’Amérique profonde. Son objectif : atteindre l’Alaska et traverser le détroit de Béring.
Le fantôme de Lillian
Pour son premier long métrage de fiction, Andreas Horvath a jeté son dévolu sur le destin étonnant de Lillian Alling. Au milieu des années 20, cette émigrée trentenaire s’est fixé une mission folle : rejoindre la Russie en traversant les États-Unis à pied. En 2004, le cinéaste découvre cette surprenante histoire surprenante grâce à un auteur de Toronto. Depuis, l’incroyable excursion de Lillian n’a cessé de le hanter.
Quinze ans plus tard, Andreas Horvath décide de rendre hommage à cette inconnue à travers ce film qui mélange habilement fiction et réalité. Entre temps, le destin singulier de la jeune femme a été commenté à travers plusieurs livres. Une page Wikipédia lui est même consacrée et John Estacio a composé un opéra inspiré de sa traversée. Mais qui était cette jeune femme insaisissable ?
En 1925, Lillian Alling réside à New York et n’a pas les moyens de rejoindre la Russie en bateau. Elle débute la traversée des États-Unis, à pied. Des témoins la croisent près des chutes du Niagara à la période de Noël 1926. En septembre 1927, la jeune femme est aperçue à Hazelton, à l’extrême ouest du Canada. Arrêtée à Oakhalla, près de Vancouver, les autorités s’inquiètent de son projet fou de traverser à pied la Sibérie. Lillian passe deux mois en prison mais — contrairement aux espoirs de la police — elle ressort de cette pause carcérale toujours aussi déterminée. En mai 1928, la jeune émigrée reprend la route après avoir travaillé dans un restaurant de Vancouver. Au niveau local, le périple de la jeune femme anime les conversations. En octobre 1928, elle est accueillie par les habitants de Dawson City dans le Yukon qui ont anticipé son arrivée.
Sur place, Lillian répare un bateau en espérant remonter le fleuve Yukon jusqu’en Alaska. En 1929, un esquimau la croise à Teller, une localité d’Alaska située à l’extrême ouest de l’Amérique du Nord. Pour en arriver là, Lillian a parcouru 8000 kilomètres depuis New York. Elle s’éloigne, et disparaît. Personne ne sait si elle est arrivée de l’autre côté du détroit de Béring.
Take 2
Pour cet hommage au parcours incroyable de Lillian Alling, Andreas Horvath a transposé son histoire dans l’Amérique actuelle. Le procédé peut paraître étrange mais il fonctionne ici parfaitement. En décalant de près d’un siècle les faits, le cinéaste autrichien rejette l’idée d’une reconstitution pour se concentrer sur l’essentiel : la détermination de la jeune femme à traverser le pays malgré les dangers. Au lieu de fantasmer les détails du parcours de Lillian Alling, Patrycja Planik rejoue son expédition dans des conditions laissant place à l’improvisation et au hasard.
Réalisateur de documentaires, Andreas Horvath ne s’éloigne pas vraiment de ses habitudes avec ce premier long métrage de fiction. Fiction documentée ou documentaire fictionnel, difficile de qualifier le résultat qui ne bénéficiait d’aucun scénario précis. Tourné avec une équipe réduite, Lillian est un road trip atypique qui invite à la contemplation. Avec des scènes en grande partie improvisées, le cinéaste ne met pas en scène le parcours de Lillian Alling mais capte sur le vif celui de son actrice, placée dans les même conditions. Cette quête de vérité est également présente dans le casting. À l’exception d’un membre de l’équipe qui prête ses traits à un redneck inquiétant, tous les protagonistes rencontrés au hasard jouent leur propre rôle.
L’Amérique profonde
Lors de ses pérégrinations, Patrycja Planik traverse les mêmes paysages que Lillian Alling a probablement admiré un siècle plus tôt. Si la ville de New York s’est évidemment transformée, certaines contrées semblent éternelles. Sous les pas de Lillian, c’est le cœur d’une Amérique profonde qui se dévoile, loin des métropoles et de la frénésie moderne. En longeant les autoroutes de la Rust Belt, Lillian traverse des paysages sur lequel le temps ne semble avoir aucun effet.
Les champs de maïs de la Corn Belt, les prairies désertes de Sand Hill, le parc national des Badlands dans le Dakota du Sud ou encore les anciennes villes des chercheurs d’or du Yukon sont des décors qui semblent figés à jamais. Loin des villes, la nature sauvage et dangereuse décrit une Amérique mythique et immuable. La contemplation de cette nature majestueuse et éternelle vient renforcer la fragilité de la voyageuse, engagée dans un défi qui impossible.
Lors de son voyage, Lillian se réfugie où elle peut. Lorsqu’elle squatte une maison qui semble avoir été abandonnée du jour au lendemain par ses occupants, le spectre de la crise économique plane irrémédiablement. Un siècle plus tard, les soubresauts de l’économie et l’inégalité intrinsèque du système sont toujours d’une actualité brûlante. Son passage sur les terres d’une réserve indienne vient renforcer l’idée d’un pays fragmenté, à l’image des paysages qui le constituent. En fuyant tout contact humain, Lillian recherche l’anonymat protecteur au sein de cette Amérique des grands espaces.
To Russia with ?
Paradoxalement, Lillian réussit à capter l’essence de l’expédition insensée de Lillian Alling en refusant de placer cette reconstitution cinématographique sous le signe du biopic. Au-delà de l’hommage à Lillian Alling, Andreas Horvath signe un hymne à la liberté et une réflexion sur l’impérieux besoin de fuir. Mutique et sauvage, Patrycja Planik incarne avec grâce la mystérieuse détermination de la jeune femme. Personne ne sait ce qui a poussé la jeune femme à vouloir rejoindre la Russie. Sans chercher à inventer une cause, le film se concentre sur les faits. Ce flou sur la raison du départ facile la transposition de cette histoire un siècle plus tard sans trahir son sens, probablement inaccessible à tout jamais.
La dromomanie, amnésie dissociative, est une explication avancée pour expliquer le défi imprudent que s’était lancé Lillian Alling. Ce trouble psychiatrique se traduit par une impulsion à se déplacer qui peut durer des mois. Mais le trouble qui a dicté — ou non — la fuite de Lillian n’est pas le propos de ce road trip hypnotique qui préfère laisser planer le mystère. Avec sa méthode de tournage très libre, Lillian insuffle dans cette re-création consciente de son statut de fiction un souffle de vérité captivant.
Ne pas savoir peut-être frustrant. Dans le cas de Lillian Alling, ne pas connaître sa motivation donne à son acte un statut universel. Pour quelle raison s’est-elle lancée dans cette traversée extraordinaire qu’elle a probablement payé de sa vie ? L’absence de réponse assumée par le film est à la fois poétique et bouleversante.
Avec un parti pris mêlant réel et fiction, Andreas Horvath transpose brillamment dans l’Amérique actuelle la fuite déterminée d’une jeune femme dans les années 20. Road trip contemplatif, Lillian offre une réflexion sur la fuite d’autant plus touchante qu’elle préserve le mystère de cette jeune femme dont le secret est enfoui pour l’éternité sous les neiges d’Alaska.
> Lillian, réalisé par Andreas Horvath, Autriche, 2019 (2h08)