Pierre Leblanc n’a pas choisi une tâche facile. Il veut saisir l’humeur de la ville. Sa ville, Montreuil. Ce photographe belge de 38 ans, résidant en Seine-Saint-Denis, s’est lancé dans un sacré projet depuis septembre 2011 : réaliser le portrait de deux cents personnes, toutes Montreuilloises et volontaires, dans leur sphère privée. Sans pose imposée. Au contraire. L’idée, c’est de laisser s’exprimer librement le sujet. Pas de tabou. Pas de censure. Pas de voyeurisme non plus. « Le fil conducteur, c’est de montrer l’état d’esprit d’une population à un moment donné de son histoire. Qu’est-ce que nous avons envie de dire. Une sorte d’instantané, "Nous, maintenant", avec tout ce qui gravite autour du quotidien, tout ce qui le parasite, l’embellit, le complexifie ». Le sujet choisit donc la trace qu’il veut laisser. Serein, comme cet homme assis devant sa tasse de thé, les mains sur les tempes. Blasé et boudeur à l’image de ce couple installé sur une table en bois devant la photo de leur mariage, vestige d’un temps révolu ; ou inquiet comme cet homme aux petites lunettes rondes, les mains croisées et le regard perdu.
Impassible, gai, triste ou en rogne : c’est aux Montreuillois de choisir l’émotion qu’ils veulent laisser échapper. Leur émotion, leur message dans leur univers. Vingt-cinq portraits ont, pour le moment, été réalisés. Pierre Leblanc ne cache pas qu’une tendance plutôt négative se dégage des premiers clichés. « J’ai ressenti beaucoup de colère exprimée par ces personnes. De l’incertitude et du doute par rapport à leur vie, leur quotidien. De la peur aussi », souligne l’adepte des travaux de Nan Goldin.
Une mélancolie ambiante qui ne le surprend pas plus que ça, lui, le pessimiste, « enfin, réaliste, mais confiant malgré tout ». Arrivé en France il y a quinze ans – petit passage en Bretagne, dans le Nord puis arrivée à Paris – ce discret et souriant père de famille avoue qu’il est lui-même exaspéré par la situation sociale de certaines catégories de personnes. A Montreuil comme plus généralement dans l’Hexagone. Donc l’étiquette de photographe engagé n’est ni superflue ni insensée. « Un projet comme "Humeurs d’une ville", c’est d’abord pour provoquer une émotion chez celui qui regarde la photo. Mais c’est aussi pour dénoncer un déséquilibre, quelque chose qui ne fonctionne pas correctement dans la société. C’est un constat : les gens sont quotidiennement sous tension ». Pas question pour autant de s’apitoyer et de broyer du noir. Les clichés de Pierre ne sont pas forcément négatifs. Le photographe a également saisi des instants de bonheur, des « émotions positives », comme cette jeune femme, souriante et apaisée, assise sur sa terrasse, se servant un thé. Ou ces moments de partage en famille, parents et enfants réunis.
« Aujourd’hui, on n’a plus le droit de pleurer ni d’être triste »
Avant de se consacrer uniquement à la photographie, lui, le sourire, il l’avait définitivement perdu lorsqu’il était intermittent du spectacle. Régisseur assistant "mise en scène" et peintre décorateur sur les plateaux de télévision et de cinéma pendant de nombreuses années, il a tout plaqué. Dégoûté par les conditions de travail « inadmissibles » et peu convaincu par les projets artistiques d’alors. C’était il y a trois ans. Depuis, il met tout en œuvre pour essayer de vivre de la photo, activité qu’il pratique depuis quinze ans. Il multiplie les projets. Travaille le jour, la nuit. Réalise des photos de classe à la maternelle de Montreuil, des books de comédiens, des maquettes publicitaires. Autant d’activités commerciales qui lui permettent de se consacrer, à côté, à des projets moins rentables. Mais qui lui tiennent à cœur. « Depuis longtemps, le fil conducteur de mon travail, c’est d’avoir une action sociale à travers l’image. J’aime photographier les gens, les relations humaines, m’intéresser à eux. »
Pierre Leblanc veut capter les émotions, celles qui sont bien cachées… tout au fond de nous. Que l’on n’ose plus montrer. « J’ai l’impression qu’exprimer une émotion, aujourd’hui, c’est interdit. On n’a plus le droit de pleurer, ni d’être triste. Ca ne se fait pas. Est-ce de la peur ? Je ne sais pas. En tout cas, je constate un repli sur soi, les personnes s’éloignent du groupe ». Dans son projet intitulé Une Histoire abîmée…, le photographe met en scène deux situations, le plus souvent avec deux personnes, sous forme de diptyque. Pour exprimer la séparation, mais en même temps pour tenter de les faire dialoguer. Capter les émotions, toujours ces émotions. Les visages, très expressifs, témoignent de ce qui est habituellement refoulé, interdit. Les photos s’attardent sur les non-dits. Un gendarme démoralisé – au bord du suicide ?, un pistolet posé à proximité, fait face à un homme – un suspect ? – la seringue à la main.
Provoquer une émotion, faire réagir, sans être vulgaire
Le photographe qui met en scène « des personnages » est particulièrement inspiré par la dualité. Comme cette photo montrant une femme en burka noire et faisant écho à une jeune mariée au voile blanc, pensive. Certains clichés ont choqué. D’autant que le photographe s’interdit textes explicatifs et légendes. A chacun d’interpréter à sa manière. « Je sais ce que j’ai envie d’exprimer à travers chaque photo, mais je ne veux pas imposer mon émotion aux autres. On me l’a beaucoup reproché pour cette série de diptyques. Certains mettaient les gens mal à l’aise. Sans légende, ils étaient perdus, dérangés, déboussolés par leur interprétation. Une légende les aurait peut-être rassurés… »
La photo d’une femme enceinte avec l’inscription « Yves, je n’ai pas pu avorter » a ainsi beaucoup fait parler d’elle. Et que dire de celle montrant une femme en colère, ardoise à la main où est inscrit à la craie « J’ai tué ma fille » ? Le photographe belge n’est pourtant pas dans la provocation, pure et gratuite. Mais cherche plutôt à faire réagir, sans être vulgaire. Son travail choque ? Ce n’est pas le but, mais ce n’est pas grave. « Et encore, pour le moment, j’effleure quelque chose. Je vais m’autoriser de plus en plus de choses, moins me retenir, confie celui qui dit s’inspirer des clichés parfois provocateurs du Hollandais Erwin Olaf. Je veux aller plus loin dans la mise en scène en m’appuyant sur mes angoisses ».
Pierre Leblanc, photographe tourmenté ? On l’a déjà dit, il est consterné par la situation actuelle, oui, mais « confiant pour l’avenir quant à la capacité des citoyens à reprendre le dessus ». Il croit davantage en la réaction individuelle de chacun qu’à l’action collective – les syndicats, notamment – pour sortir de cette situation de précarité et de tension qu’il décrit à travers ses photos. « Pour moi, la masse s’est laissée endormir ». On le sent irrité. Quelque chose le préoccupe. Le photographe réfléchit et puis lâche soudain, calmement : « Je suis scandalisé par la manière dont les hommes politiques s’occupent des problèmes des gens. Il n’y a rien de neuf dans leur discours ». Quelques instants plus tard, il explique qu’il votera blanc à l’élection présidentielle. Tout en faisant remarquer que, pour lui, c’est une forme d’expression qu’il est temps de prendre en compte. Comme l’a fait son pays d’origine… La société, la politique, tout cela est lié et ne le laisse pas de marbre. Lui a choisi son appareil photos pour s’exprimer.
La photographie aussi envisagée comme outil thérapeutique
La Belgique, il sait qu’il y retournera dans quelques années. Il a tant de choses à faire ici auparavant. S’il se consacre essentiellement au projet Humeurs d’une ville, Pierre Leblanc poursuit également un travail entamé il y a quelques mois. Intitulée Le banc, cette série de photos s’apparente une nouvelle fois à une dénonciation. Pointer du doigt ce qui ne fonctionne pas dans notre quotidien, à travers une mise en scène quasi fantastique. Voire apocalyptique. Une vision qui peut rappeler celle de l’Américain Gregory Crewdson. La Troisième Guerre mondiale vient de se terminer. Le Montreuillois met en scène les survivants – en triste état – à proximité de ce banc en bois, solide mais écaillé, fatigué. Et s’interroge : que reste-t-il de notre société ? Quelle est notre responsabilité individuelle dans cet échec, dans ce cataclysme ?
La place des individus dans cette société, leurs interactions, le conflit , montrer la réalité des choses sans voile pour aseptiser, c’est ce qui motive ce photographe. Pour Pierre Leblanc, la photo, forcément utile, « c’est un outil de médiation et d’éducation ». C’est d’ailleurs le titre de son mémoire lorsqu’il a entrepris, la trentaine entamée, de se lancer dans une formation d’éducateur spécialisé. Diplôme en poche, il n’a jamais exercé. Mais mêle encore plus, désormais, photographie et action sociale. « La photo a l’avantage de pouvoir garder une trace, elle permet de raconter une histoire, de créer un espace de médiation et de libre expression très intéressant, notamment pour les personnes en difficulté ». A côté de ses projets personnels, le photographe est donc engagé dans une seconde voie. Celle qui considère la photographie comme outil thérapeutique. Son envie, c’est d’intervenir dans des structures spécialisées, pour travailler, photo à l’appui, avec un public différent. « J’aimerais travailler avec des toxicomanes, des prostituées, des femmes battues, des adolescents en difficulté. Et amener la photo dans ces établissements ».
Son idée, c’est par exemple de mettre en scène un toxicomane dans une situation de toxicomanie et déclencher l’appareil. Pour fixer cet instantané dans le temps, pour tourner la page aussi. Une fois la photo développée et accrochée, elle fait partie du passé, et peut faciliter le dialogue. « C’est ce que l’on appelle le processus d’acceptation du passé pour envisager un avenir. Il est plus facile de parler de sa vie à partir d’une image que de s’exprimer face à un psychologue par exemple. Cela peut être très violent pour la personne concernée, c’est vrai. Mais je pars du principe que pour faire évoluer les choses, il faut appuyer là où ça fait mal… » Ne pas épargner si c’est utile. Ne pas dissimuler l’insupportable vérité si c’est pour mieux l’affronter et en tirer des leçons. C’est la philosophie radicale de Pierre Leblanc.
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Les premiers clichés de Humeurs d’une ville sont exposés du 5 décembre au 31 janvier 2012 à La Table d’Emile à Montreuil (7, rue Emile Zola).
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Pour poursuivre ce projet, Pierre Leblanc recherche des Montreuillois (hommes, femmes, enfants ou familles) de tous âges et nationalités.