Printemps 2011, le jeune homme, étudiant en quatrième année d’Anglais cherche un job d’été. Des amis à lui bossent sur une plateforme téléphonique peu classique : « animateur, modérateur, chat, SMS pour un réseau de rencontre », se souvient Ludovic[fn]Les noms du jeune homme et de l’entreprise ont été modifiés pour préserver leur anonymat.[/fn]. « J’ai passé un coup de fil, envoyé un CV dans la foulée et enchaîné, sans attendre, avec un entretien ». Quatre jours plus tard, il pointe chez Mots-tel.
« Dès le début, on m’a annoncé la couleur : j’allais effectuer des services de charme ». La responsable de plateau plante le décor à tous les nouveaux employés pour éviter les défections rapides et les effets de surprise… « Vous allez être amenés à dire des cochonneries, à simuler des choses que vous ne ferez jamais dans votre vie, à imaginer des actes qui ne correspondent pas à votre orientation sexuelle », annonce-t-elle.
Le job : allumer, faire durer, modérer…
La plateforme où travaille Ludo se présente comme un réseau de rencontres par téléphone. Pour quels profils ? « Des mecs qui habitent la campagne, des cinquantenaires, des gens qui ne comprennent rien à internet surtout ! »[fn]D’après un sondage IFOP pour Femmes actuelles de février 2012, un Français sur quatre s’est déjà inscrit sur un site de rencontre et 40 % seraient prêts à le faire. D’après un autre sondage IFOP datant de 2011, 44 % des Français regardent ou ont déjà regardé du porno sur Internet ; cet usage est bien loin devant l’utilisation du téléphone rose.[/fn]. Par texto, les clients croient échanger entre eux dans trois groupes balisés : « soft, hard et gays ».
Par téléphone, chaque usager pré-enregistre une présentation et des messages à destination d’autres utilisateurs de la région dans les catégories « matrimoniale pour le flirt, hot, SM pour les plus trashs et gays ». Lorsque c’est possible, Mots-tel les met effectivement en contact. Néanmoins la quasi-totalité des appels proviennent d’hommes et plus de 50 % sont des hétéros. Difficile donc de trouver des correspondances… C’est là que les animateurs entrent en jeu, conformément aux petits caractères de la publicité.
Le vieux téléphone rose, ou « amour au tél » est marginal sur le plateau. La première action, c’est de répondre aux textos surtaxés. « Faut aguicher, donner envie que ça continue, poser des questions pour que le client continue à raquer… mais ne jamais accepter de rendez-vous ». Pour faire durer l’échange, les animateurs ont leur petite technique : « tu dis que tu veux baiser tout de suite… puis tu prends ton temps et demandes des détails sur le genre de personnes que cherche ton interlocuteur », résume Ludo. Plusieurs numéros conduisent au même service, les animateurs sont sommés de choyer ceux qui paient plein pot.
Deuxième phase : la modération. Il s’agit de repérer les moutons noirs du téléphone rose et de les isoler complètement des autres clients. Parmi eux, les hommes en quête de mineurs, les suicidaires, les propositions de prostitution… toute une liste d’interdits à disposition des animateurs.
SOS amitié
Dans les groupes soft et matrimonial, le mensonge est le plus pénible. « On tombe parfois sur des gens très seuls qui nous racontent leur quotidien horrible. L’impression de profiter de la misère humaine est renforcée quand on reçoit des appels d’handicapés mentaux qui ne se rendent pas vraiment compte de ce qui se passe, qu’ils sont en train de dépenser. Doit-on continuer à profiter d’eux ? C’est la discussion morale qui revient souvent sur le plateau ».
Dans les cas extrêmes, l’équipe se concerte et s’organise. Les animateurs ont, par exemple, aidé Jacques, la cinquantaine, en arrêt de travail longue durée. Tour à tour, ils l’ont conseillé pour qu’il mange équilibré, qu’il sorte de chez lui, qu’il retrouve un job. « On a souvent un rôle d’assistantes sociales ou de SOS amitié. Simplement à l’écoute du client ».
Gay ou femme le temps d’une journée
Tâche moins ardue, Ludo doit souvent endosser une orientation sexuelle qui n’est pas la sienne sur les chats et appels gays. Il se forge donc un personnage et raconte comment il imagine faire l’amour avec des hommes, passe forcément par la fellation et la sodomie. « C’est pas très sorcier de ressortir tous les clichés. Les gens qui appellent n’ont, d’ailleurs, pas d’imagination ». Ludo devient alors « Thomas, 29 ans, routier actif pour éclater de bons petits culs » ou « Karim, 18 ans, arabe puceau pour une première expérience ». Et si cette fausse orientation sexuelle devenait réelle ? « Ça ne marche pas comme ça. J’ai toujours été gay-friendly, je conserve les même attirances ».
Pas farouche, Ludo va plus loin : il joue les femmes lorsque le plateau manque d’animatrices. « Je balance un profil de jeune fille discrète – les plus crédibles ! – et je change ma voix. Je parle dans un souffle, je bannis la vulgarité et je deviens une femme. Le client tient compte des informations qu’il détient et complète avec son imagination ». Pendant toute l’interview, Ludovic travestit sa voix, prend des accents différents, se rajoute un cheveu sur la langue. Sa dextérité est réelle. Une fois les yeux fermés, on y croit… « Mais je me suis quand même fait capter un jour. Quand le client a reconnu que j’étais un homme, il a découvert une double supercherie : celle de l’animateur aussi ! »
Des conditions de travail difficiles
Les mois où il œuvre à temps plein, Ludo est payé 1 200 euros nets par mois. Un salaire qui compense des horaires contraignants. « Comme le plateau doit être ouvert 24h/24h, on travaille le jour, puis la nuit, les journées de congé changent d’une semaine sur l’autre ». Les seules règles : ne pas travailler plus de six jours d’affilée et sans onze heures de pause. Celles, basiques, du Code du travail. Il partage le plateau de 250 m² situé dans une grande ville de province avec vingt-cinq salariés. Parmi eux, trois mères de familles et Nassima, sa manager. La jeune femme de 22 ans assume parfaitement être « toujours vierge ».
Ce qui ne l’empêche pas d’exercer de manière très pro son métier. « Pourtant elle ne dit jamais de gros mots… et évite habilement les chats sadomasochistes », décrypte Ludo. Le jeune homme n’a pas honte de son nouveau métier qu’il n’a pas dissimulé à sa famille. Ni à son propriétaire pour qui l’emploi en CDI primait sur le contenu de métier. « J’ai eu beaucoup de chances, les gens autour de moi sont ouverts. Quand ma copine m’a rejoint dans l’entreprise, elle en a eu moins. Certaines de ses amies ne comprenaient pas ce métier, avaient peur qu’elle bascule dans la prostitution… », se désole le jeune homme.
Plan de carrière : sexworker
Après plusieurs redoublements, Ludo envisage d’arrêter complètement l’université l’année prochaine… et pourquoi pas devenir « sexworker ». L’entreprise classique ne l’attire pas. Il critique les rapports hiérarchiques, les tenues guindées, les protocoles à respecter. « Ici, j’aime bien l’idée que le directeur du personnel a été animateur de téléphone rose avant moi. Qu’il m’explique comment varier les synonymes du verbe « enculer » avec « prendre par derrière », « sodomiser », « défoncer les fesses » ».
Ludovic, qui aime se répéter « sans vocation », apprécie parler de sexualité ouvertement. Et pense trouver un métier normal dans ce milieu « plus ouvert ». « J’envisage de me faire embaucher comme vendeur dans un sex-shop ou serveur dans un club libertin ». Des pistes osées mais où la légalité est toujours respectée. La prostitution ? « Non merci ».