Après avoir incarné Maddalena, une femme accusée de sorcellerie, devant la caméra de Marco Bellocchio en 1988, Béatrice Dalle enfile la casquette de réalisatrice pour la première fois afin de livrer sa vision de la chasse aux sorcières. Sollicitée par l’actrice, Charlotte Gainsbourg accepte le rôle d’une sorcière jetée au bûcher sans se douter que L’œuvre de Dieu va tourner au désastre.
Sur le plateau désorganisé et dans les loges improvisées, la tension monte petit à petit au sein de l’équipe devant l’organisation anarchique du projet. Alors que Béatrice Dalle perd le contrôle du projet, problèmes techniques et conflits personnels plongent le tournage dans un chaos total.
Moyennement court
Aussi étonnant que cela puisse paraître pour un réalisateur aussi libre que Gaspar Noé, Lux Æterna est un film de commande. Le projet est proposé au cinéaste par Anthony Vaccarello, directeur artistique de la maison Saint Laurent, en février 2019. Il s’agit au départ de réaliser un court-métrage dans le cadre des projets Self. Une carte blanche artistique déjà acceptée par le photographe Daido Moriyama, l’artiste Vanessa Beecroft ou encore l’écrivain Bret Easton Ellis.
Seules contraintes imposées par la marque : des égéries Saint Laurent et des pièces des dernières collections de la maison de couture doivent apparaître dans le film. Ceci explique la présence des mannequins Abbey Lee et Mica Argañaraz portant, à l’instar de Charlotte Gainsbourg, des tenues peu conventionnelles pour des sorcières prêtes à être réduites en cendres.
Motivé par le défi, Gaspar Noé accepte en imaginant le tournage d’un film sur la sorcellerie qui part totalement en vrille. Joueur, le cinéaste s’impose même une autre contrainte : le film doit être finalisé pour être présenté à Cannes. Tourné dans l’urgence en cinq jours, le court-métrage devenu moyen-métrage de 51 minutes est bouclé à temps et présenté hors compétition lors du célèbre festival en mai 2019.
Sort scellé
Le nouveau cauchemar ensorcelant de Gaspar Noé pioche dans l’histoire du cinéma en citant des œuvres ayant mis en avant la figure emblématique de la sorcière. Le cinéaste utilise ainsi des extraits du documentaire muet culte Häxan (La sorcellerie à travers les âges) (1922) de Benjamin Christensen et du fascinant drame Jour de colère (1943) de Carl Theodor Dreyer. Au coin du feu, Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg échangent des souvenirs de tournage tandis que sur le plateau le décor du bûcher est prêt à accueillir l’actrice. Lux Æterna s’annonce sacrificiel.
Dans la ligne de mire de Gaspar Noé, la chasse aux sorcières qui pourrait être renommée en « sexocide » selon notre lecture moderne car ces accusations et mises à mort visaient à 80% des femmes. Le réalisateur voit dans ces exécutions cruelles un écho passé aux fanatismes religieux et sexistes qui sévissent en dehors de l’Europe de nos jours. La femme forcément coupable, un sujet d’une actualité brûlante. Et pas seulement en dehors de nos frontières.
Season of the (Modern) Witch
Est-il en effet vraiment nécessaire de sortir de nos frontières hexagonales ou européennes pour être confronté à une haine des femmes souvent liée à leur liberté ? Déprimante, l’actualité récente prouve que cet esprit de condamnation de la femme, coupable par défaut, est un réflexe toujours bien présent.
Ainsi la chanteuse Angèle doit répondre des accusations portées contre son frère car elle dénonce par ailleurs les pressions du patriarcat. Du bûcher moyenâgeux au lynchage numérique, la haine d’une parole féminine libérée est toujours bien présente. Et que dire de ces collégiennes et lycéennes qui s’habillent trop court ? Terribles tentatrices qui font trembler la République !
Féministe, Lux Æterna ? Prudent, Gaspar Noé préfère le terme « testostérophobe ». Une façon de jouer sur les mots qui n’enlève rien à la charge acerbe de ce moyen-métrage contre la domination masculine, devant et derrière la caméra. Le choix d’embarquer Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg dans ce cauchemar cinématographique n’est évidemment pas anodin. Leur franc parler et leurs carrières respectives les consacrent en sorcières modernes, furieusement libres.
Meta cinéma
Improvisé en quelques jours, Lux Æterna est qualifié par le cinéaste de « modeste essai sur la création cinématographique ». Modeste pour sa durée d’un peu moins d’une heure mais érudit dans ses références. L’envie d’expérimenter est aussi évidente que la volonté de rendre hommage aux réalisateurs qui ont fait rêver et formé le cinéaste.
En plus des extraits de films évoqués précédemment, Noé utilise également des citations de ses pairs pour donner du corps à son cauchemar éveillé : Dreyer, Fassbinder, Godard, Buñuel. Enfin, plutôt Carl Th., Rainer W., Jean-Luc ou Luis car tous sont cités par leur prénom. Comme à l’époque romaine, pour coller à la typo latine omniprésente pendant le film. Une façon aussi de signifier que nous sommes dans l’œuvre de Gaspar Noé entre cinéphiles avertis.
Balade à splits
Essentiellement classique, la musique, toujours importante chez le cinéaste, est utilisée en lien avec des références cinématographiques. Elle invoque les classiques du cinéma tels que Mort à Venise (1971) ou encore Barry Lyndon (1975). Une mémoire cinématographique également évoquée formellement à travers les choix techniques du réalisateur. Terrain d’expérimentation, Lux Æterna est tourné dans une multitude de formats : le traditionnel ratio 1.33 y côtoie le panoramique 1.85 et le format cinémascope 2.35.
Gaspar Noé joue également avec la méthode du split screen qui permet de multiplier les actions simultanées dans ce film plus court que d’habitude. Il se dégage de l’ensemble un sentiment de claustrophobie et de confusion face à ces cadres restreints dont les informations simultanées nous submergent. Difficile par moment de savoir où poser les yeux alors que le rythme ne fait que s’accélérer.
Le cinéma de papa
À travers ce tournage chaotique, Gaspar Noé met en scène un cauchemar personnel certainement commun à tous les réalisateurs mais interroge également le statut d’œuvre d’art du cinéma. Depuis toujours, le 7ème art est pris en étau entre la liberté artistique et les moyens industriels nécessaires à sa production. Un dilemme incarné ici par la pression du producteur menaçant Béatrice Dalle de lui retirer le projet.
Cette évocation de la rentabilité d’un film mettant en péril sa créativité ne peut pas mieux tomber en cette période de crise. Lux Æterna fait ainsi écho à la mort annoncée du cinéma symbolisée par l’accélération d’un mouvement qui pousse les grands studios à sortir directement les films sur les plateformes de streaming tels que Netflix, Amazon ou Disney +. Le cinéma sacrifié sur le bûcher de son modèle économique ?
Devant le fiasco qui s’annonce, il faut un responsable. Et comme pour la sorcellerie, le sacrifice exige une femme. Les temps n’ont pas changé et Béatrice Dalle, actrice grande gueule dont c’est la première expérience en tant que réalisatrice, est évidemment la coupable parfaite.
Dépassée par une organisation imparfaite, la réalisatrice se retrouve dépossédée de son œuvre alors qu’un partie de l’équipe l’accuse ironiquement d’être possédée. Folle et hystérique, évidemment. Comme toute chose sérieuse dans la vie, le cinéma se doit d’être une affaire d’hommes. Combien de réalisatrices pouvez-vous nommer ?
Transe stroboscopique
Sans surprise, Lux Æterna s’inscrit dans la filmographie de Gaspar Noé comme une expérience viscérale. Après les danses hypnotiques de Climax (2018) — lire notre chronique —, le cinéaste nous rassemble autour d’un bûcher pour brûler notre rétine à l’image de la malheureuse sorcière se consumant. Le montage en split screen et l’accélération graduelle de l’action mène au chaos sur le plateau de tournage et à une transe chamanique pour le spectateur.
Pour arriver à ses fins, le réalisateur use — certains diront abuse — de la technique du « flicker », ces variations très rapides d’images et de lumières. En conséquence, le film est très fortement déconseillé aux épileptiques car Noé pousse cet effet stroboscopique jusqu’au point de rupture. Comme le relève malicieusement le réalisateur en prenant comme exemple le fait de fumer un joint, l’effet n’est pas le même pour tout le monde.
Pour être totalement transparent, l’auteur de ces lignes est sorti de la salle avec la tête qui tournait légèrement. Reste à savoir si l’utilisation de la technique dans la dernière partie du film et surtout sa durée et son intensité sont en phase avec le propos et l’effet recherché. Chaque spectateur se fera sa propre idée mais il faut reconnaître à Gaspar Noé la création d’un nouveau trip sensoriel a minima intriguant.
S’accommodant sans mal des contraintes d’un film de commande, Gaspar Noé livre un cauchemar — très — lumineux où le sort du cinéma est intimement lié à celui d’une féminité intrinsèquement coupable. Littéralement éblouissant, Lux Æterna maltraite la rétine du spectateur pour invoquer le fantasme d’une béatitude contemplative, dernière vision extatique de la sorcière entourée par les flammes accédant à une lumière (divine ?) avant l’obscurité.
> Lux Æterna, réalisé par Gaspar Noé, France, 2019 (51 min)