En 1814, Mary Wollstonecraft Godwin (Elle Fanning) a 16 ans lorsqu’elle rencontre le poète Percy Shelley (Douglas Booth), un homme marié de six ans son aîné. La relation passionnée qu’elle débute avec le jeune homme scandalise son entourage. Unis par des idées très progressistes pour l’époque, les deux amoureux s’enfuient emportant avec eux la condamnation des bien pensants. En 1816, le couple est invité par Lord Byron (Tom Sturridge), un autre esprit libre, à passer l’été à Genève, au bord du lac Léman. Lors d’une nuit d’orage, un pari est scellé : chaque convive doit écrire une histoire fantastique avec des revenants. C’est ainsi que Mary Shelley écrit à 18 ans son chef-d’œuvre : Frankenstein. Mais la route sera longue pour s’imposer comme une auteure à part entière dans une société qui méprise les femmes de lettres. Pourtant son roman gothique, publié anonymement dans un premier temps, a révolutionné la littérature et s’est imposé pour toujours dans la culture populaire.
Mon corps, mon œuvre
Lorsque l’idée d’un biopic sur Mary Shelley a été proposée à Haifaa Al-Mansour par les producteurs soutenant le projet, la réalisatrice saoudienne avoue avoir été, dans un premier temps, plutôt dubitative. Puis la cinéaste a plongé dans la vie de la jeune auteure et s’est trouvé assez de points communs avec elle pour la considérer comme une « âme sœur » selon ses propres mots. À travers les siècles, Mary Shelley a trouvé une alliée pour raconter son histoire et la genèse de son roman le plus fascinant. Il n’est pas très étonnant que son parcours ait fait écho chez celle qui fut la première femme réalisatrice en Arabie saoudite. Le fantôme de la société conservatrice du 19ème siècle hante encore, de façon plus ou moins perceptible, nos sociétés modernes, patriarcales à tendance machiste. Sur ce point, Mary Shelley est dans la lignée de Wadjda (2012) qui a fait connaître Haifaa Al-Mansour au monde entier.
Esprit libre dans un corps libre, Mary Shelley défie les règles de bienséance de la société de l’époque en faisant de sa vie un manifeste d’une modernité étonnante malgré les deux siècles qui nous séparent d’elle. Libre dans ses amours, la jeune femme n’hésite pas à suivre Percy Shelley alors qu’elle n’a que 16 ans. Elle partage avec le poète une vision très libre des rapports amoureux, en tout cas en théorie. Lorsque Mary découvre que son Percy met en pratique cette liberté avec sa demi-sœur Claire Clairmont (Bel Powley), elle n’est plus totalement persuadée que la situation lui convienne. D’autant plus que tout se complique lorsque ce triangle amoureux se retrouve à proximité de l’excentrique et charmeur Lord Byron. La jeune Mary se retrouve confrontée à l’application concrète de ses idées sur la liberté des corps et à sa propre jalousie : une première déconvenue dans sa nouvelle vie de femme libre, échappée du carcan familial.
Mary doit également lutter sur le plan artistique. Elle cherche tout d’abord à s’affranchir d’un héritage parental oppressant. Ses deux parents écrivains, la jeune femme est plongée très jeune dans le bain de la littérature. Elle épouse les convictions progressistes de son père, écrivain politique, et est fortement influencée par sa mère Mary Wollstonecraft, décédée 10 jours après sa naissance, auteure de Défense des droits de la femme (1972). Curieuse de tout et très érudite, Mary écrit des histoires où la mort rôde, un sujet jugé à l’époque inconvenant pour une femme. Le défi d’écrire un roman d’épouvante lancé par Lord Byron est pris très au sérieux par Mary, elle y voit un moyen d’exprimer enfin ce qu’elle a au fond d’elle. Malheureusement, le retour n’est pas à la hauteur de ses espérances. Une femme qui donne naissance à monstre créé de toutes pièces à partir de cadavres ? Inconcevable ! Aucun éditeur ne veut se risquer à publier Frankenstein ou le Prométhée moderne, surtout sous le nom de Mary Shelley. Certains éditeurs doutent même qu’elle puisse en être l’auteur. C’est ainsi que le roman est publié de façon anonyme en 1918, avec une préface de Percy Shelley pouvant faire penser qu’il en est l’auteur. Il suffit de regarder les meilleures ventes de ce type de récit de nos jours pour constater que les écrivaines ont encore un combat de légitimité à gagner envers le public, ou les éditeurs. Cette bataille de Mary Shelley est bien toujours d’actualité.
Le monstre en soi
Au-delà du plaisir de découvrir les interactions — souvent ambiguës — entre Mary Shelley, son poète de mari, sa demi-sœur, Lord Byron et John Polidori (Ben Hardy), auteur oublié qui a popularisé le vampirisme dans la littérature, ce biopic gothique convainc surtout par les passerelles entre la vie de l’auteure et son œuvre. Texte précurseur de la science-fiction, depuis sa publication l’histoire du monstre maudit de Mary Shelley a dépassé ses espérances les plus folles. Non seulement le roman est devenu plus connu que les écrits de ses illustres parents et de son mari mais il s’est installé durablement dans l’imaginaire populaire. Frankenstein est devenu un nom si populaire qu’on l’utilise à tort pour désigner le monstre alors qu’il s’agit du nom du professeur qui lui insuffle la vie. D’ailleurs, le terme de monstre est-il approprié ? Ne devrait-on pas utiliser plutôt le terme de créature ? Certes, l’aspect de celle-ci n’invite pas vraiment au câlin mais le terme de monstre paraît cruel. La force du récit de Mary Shelley réside dans l’innocence de cet être reconstitué venu au monde sans n’avoir rien demandé à personne — comme nous tous après tout — et traqué à cause de son aspect effrayant. Une injustice qui entraîne l’empathie du lecteur pour cette créature qui ne trouve pas sa place dans un monde hostile… à l’image de Mary Shelley dans la société corsetée du XIXème siècle.
Il est assez fascinant de constater à quel point l’auteure a mis d’elle-même dans son récit gothique. Deuil, trahisons, désillusions… les sentiments éprouvés par Mary se retrouvent dans son chef-d’œuvre. Haifaa Al-Mansour met en lumière les angoisses et les frustrations qui éclairent les liens profonds entre la situation de la jeune femme à l’époque de l’écriture et son récit. On comprend mieux, après avoir vu ce biopic, comment la jeune femme, aussi blessée que déterminée, a pu écrire, à 18 ans seulement, un roman aussi sombre. Petit bémol cependant, la forme choisie par la réalisatrice est malheureusement très conventionnelle : étouffée par la beauté des images, la fougue de Mary aurait mérité un traitement plus aventureux, moins lisse. Malgré cet aspect un peu trop sage dans le traitement, le film donne envie de se (re)plonger dans le texte originel de Frankenstein pour revenir à cette œuvre immortelle ayant enfanté un mythe d’une puissance incroyable. N’est-ce pas là l’essentiel ? Mary Shelley invite à une nouvelle lecture avec, cette fois-ci, planant au dessus de la créature, le spectre bienveillant d’une jeune femme de 18 ans, libre et combative.
D’une facture trop classique, Mary Shelley est sauvé par la force de son sujet. En découvrant le parcours sinueux de la jeune auteure, la solitude de son « monstre » est éclairé d’un jour nouveau. Une nouvelle dimension pour un mythe universel, produit d’un esprit libre en avance sur son temps dans une société trop rigide.
> Mary Shelley, réalisé par Haifaa Al-Mansour, Royaume-Uni, 2018 (2h)