Vingt ans après le scandale très médiatisé suscité par leur liaison, Gracie Atherton-Yoo (Julianne Moore) et son mari Joe (Charles Melton), âgé de 23 ans de moins qu’elle, se préparent pour les festivités de fin d’étude de leurs jumeaux. La stabilité de la famille est mise à l’épreuve lorsque l’actrice hollywoodienne Elizabeth Berry (Natalie Portman) qui doit incarner Gracie à l’écran débarque pour préparer à son nouveau rôle.
En quête de vérité, Elizabeth s’immisce dans la vie du couple pour nourrir sa future prestation en tentant de comprendre comment la famille a pu survivre au scandale. Peu à peu, la comédienne et son modèle apprennent à se connaître. Leurs ressemblances et leurs différences s’entremêlent progressivement jusqu’à semer le trouble sur l’intérêt de cette immersion qui remue dangereusement un passé sulfureux.
Détournement mineur
Pour son premier scénario filmé, Samy Burch ausculte un amour interdit observé avec un recul de vingt ans qui tient à distance les passions médiatiques de l’époque. Si des bribes d’informations nous parviennent – Gracie a été condamnée et a accouché en prison, le temps a fait son œuvre. Vingt ans après le scandale, Elizabeth et les siens forment un cercle familial uni qui n’a, a priori, plus rien d’extraordinaire.
Dans un pays où des états permettent de nos jours le mariage de mineurs avec des adultes, May December traite ce sujet d’une actualité brûlante tout en jouant la carte de l’apaisement. Le scandale de cette liaison entre une femme de 36 ans et un jeune ado de 13 ans semble en effet s’être transformé en « belle histoire » avec la naissance d’enfants. Bref, un couple conventionnel. Du moins en apparence…
Situation inversée du Lolita (1962) de Stanley Kubrick ou du Priscilla (2013) de Sofia Coppola, le film de Todd Haynes s’inscrit dans la lignée des œuvres cinématographiques où une femme séduit un homme plus ou moins jeune comme dans Le Lauréat (1967) de Mike Nichols, Boulevard du crépuscule (1950) de Billy Wilder ou Un dimanche comme les autres (1971) de John Schlesinger. Un détournement de mineur par une femme souvent traité avec plus de légereté car perçu comme moins condamnable aux yeux de la société patriarcale.
Trouble fiction
Avec son regard observateur qui tente de comprendre, May December semble épouser cette conception d’un détournement perçu comme mineur, moins violent dans sa symbolique car perpétré par une femme. Cette mise à distance du scandale permise par les deux décennies écoulées est renforcée par la façon dont il est approché. Le regard du spectateur est – du moins au départ – guidé par celui de l’actrice qui débarque dans l’intimité familiale. Simple observatrice de bonne volonté, Elizabeth est censée être neutre dans son approche.
La célèbre comédienne d’Hollywood rassure d’ailleurs la famille sur ses intentions : elle souhaite incarner Gracie de façon « honnête ». Engagement véritable ou manière de gagner leur confiance, cette promesse affichée cache tout un pan du projet. Film sur un film en préparation, May December joue de cette mise en abyme pour évoquer la grande industrie de divertissement à travers le sujet traité. Hollywood brille pourtant par son étonnante absence.
Des zones d’ombre importantes planent en effet sur le projet. Pourquoi explorer ce scandale vieux de vingt ans ? Elizabeth a-t-elle un scénario entre les mains, si oui quelle vision porte-t-il sur l’affaire ? Sans intention révélée, l’actrice est seule face à son sujet d’observation et le spectateur avec ses spéculations. Elizabeth nous entraîne dans une étrange expérience où sa quête de vérité devient de plus en plus nébuleuse.
Incarnation frauduleuse
Œuvre mouvante, May December manipule habilement notre perception en prenant ses distances avec le repère initial que représente Elizabeth. Sa méthode pour comprendre son modèle vacille sous le poids de son implication, contaminée par le poids de ses propres ambitions et dénis. En parallèle, plus elle observe et apprend à connaître Joe, plus son regard sur cette famille devient discutable.
Avec l’influence bergmanienne de Persona (1966) revendiquée par Todd Haynes, May December offre un magnifique écrin aux deux actrices qui livrent des prestations saisissantes. Fidèle du réalisateur qu’elle retrouve pour la cinquième fois après Safe (1995), Loin du Paradis (2002), I’m not there (2007) et Le musée des merveilles (2017) – lire notre critique, Julianne Moore oppose à la curiosité de sa partenaire une normalité impénétrable. En face, Natalie Portman, portée par son obsession dévorante de comprendre, finit par franchir la ligne rouge de la simple observatrice.
Jeu de réflexion entre réel et fiction, May December explore cette tentative de comprendre Gracie pour mieux renvoyer Elizabeth à leurs similitudes. En malmenant cette quête de vérité artistique, c’est le travail d’incarnation de l’actrice qui est interrogé et bousculé à l’instar de notre quête de morale dans cet enchevêtrement de ressentis.
Éclosion de vérités
En mettant en cause le regard de l’actrice, May December contrarie habilement nos attentes de spectateur. D’abord aux côtés d’Elizabeth pour percer les mystères de cette attraction coupable, notre jugement se retrouve soudainement orphelin de toute boussole morale. Sans guide, le spectateur fait face à une grande ambiguïté éthique, sur le fond de l’affaire comme sur ce projet d’adaptation fictionnelle qui a tout déclenché.
Tout au long du film, la menace de cette déstabilisation prend corps avec la musique pesante de Marcelo Zarvos qui réinterprète la partition de Michel Legrand composée pour Le Messager (1971) de Joseph Losey. Une mélodie familière pour le public français car elle sert de générique à l’émission criminelle Faites entrer l’accusé. L’enchaînement implacable des notes plombe toute tentative d’accéder à une vérité pure, véritable malédiction sonore dès les premières images du générique.
Alors que Gracie et Joe ont toujours vécu leur relation comme un combat à deux contre le reste du monde, l’intrusion de l’actrice révèle l’étonnante capacité de chacun à s’enfermer dans le déni. Peu à peu, l’œuvre fictionnelle prévue n’a plus vraiment d’importance alors que l’origine de leur union est examinée sous un nouveau jour, sacrifiée au regard fictionnel après avoir été disséquée par la machine médiatique. À l’image des cocons sur lesquels veille soigneusement Joe – incarné avec grande subtilité par Charles Melton, une vérité déstabilisante s’apprête à enfin éclore de sensations trop longtemps refoulées.
Labyrinthe cynique, May December joue avec les attentes du spectateur et de ses personnages pour mieux chambouler les convictions. Au cœur de ce maelström de passions humaines, ce jeu d’incarnations et de faux semblants s’effondre cruellement sous le poids des failles personnelles de ses protagonistes rattrapés par une morale kaléidoscopique.
> May December, réalisé par Todd Haynes, États-Unis, 2023 (1h57)