À 68 ans, Ana déambule chez elle de pièce en pièce en laissant sa mémoire convoquer les souvenirs d’une vie. Elle ouvre des boîtes remplies d’objets qui évoquent un passé qui reprend vie sous nos yeux. Mais Ana n’est pas nostalgique pour autant, bien au contraire. Après tant d’années soumise au joug du père, du frère, du mari, elle s’épanouit enfin dans une féminité qui ne doit plus rien à personne.
Somme des confidences de plusieurs femmes, Mémoires d’un corps brûlant livre un portrait choral de la féminité à travers l’évolution de la société. Une révélation sans tabou des désirs secrets et des cicatrices de vies marquées par le patriarcat.
En héritage
La réalisatrice Antonella Sudasassi Furniss se définit comme une héritière de femmes fortes et courageuses. Elle dit porter le poids d’être la fille de guerrières mais aussi de femmes abusées et mal traitées : fille du patriarcat et une petite-fille du viol. Mémoires d’un corps brûlant s’inscrit dans cette volonté de donner la parole à celles dont elle revendique l’héritage, direct ou indirect.
De façon plus intime, la cinéaste présente son film comme une conversation qu’elle n’a jamais eu avec ses grands-mères. Par pudeur ou par peur d’entendre celles qu’on aime confier leurs blessures, ce manque de communication et cet héritage qui se perd d’une génération à l’autre est au cœur du projet du film. Face à l’inconfort d’entendre une mère ou une grand-mère confier ses désirs intimes et ses cicatrices éventuelles, Mémoires d’un corps brûlant use d’un dispositif permettant de libérer la voix des femmes avec un ton décomplexé.
Le poids du regard sur la sexualité des femmes pèse sur les souvenirs de la fictive Ana et révèle le fardeau d’un patriarcat dominant qui impose un rôle dès l’enfance. C’est ce fardeau conduisant parfois aux abus que le film dénonce à travers des confidences poignantes. Comme un cri pour briser le silence tabou qui contribue à ce que la chape de plomb reste en place, génération après génération.
Let’s talk about sex
Avec Mémoires d’un corps brûlant, Antonella Sudasassi Furniss poursuit son exploration du désir féminin à l’écran débuté avec son court métrage The Awakening of the Ants (2016) devenu en 2029 un long métrage sélectionné pour représenter le Costa Rica aux Oscars. Si The Awakening of the Ants évoquait la découverte de la sexualité, ce nouveau film explore une maturité qui n’en marque pas la fin. Loin de là si on en croit l’épanouissement évoqué par Ana.
Le film agit comme un état des lieux de l’évolution sociale du regard sur le corps et le désir des femmes. Une épopée sur plusieurs années où la liberté personnelle se heurte à une société latino-américaine catholique et conservatrice. Constat parfois glaçant, Mémoires d’un corps brûlant est aussi une ode sincère et touchante à ces femmes, mères et grands-mères qui ont lutté pour faire évoluer les choses.
Réelle fiction
Au départ, l’idée de la cinéaste était d’établir un dialogue sur la sexualité féminine à travers différentes étapes de la vie d’une personne. Peu à peu, le projet a évolué vers une chimère de fiction et de réel permettant de libérer la parole. Ana est enfermée dans sa maison, comme symbole d’une oppression omniprésente et d’une solitude, mais sa parole est enfin libérée.
La protagoniste est le fruit de plusieurs récits de femmes âgées qui se livrent sur leur sexualité d’autant plus librement, et souvent avec beaucoup d’humour, qu’elles ne sont pas présentes à l’écran. Ces huit femmes ainsi cachées, protégées par l’anonymat, font enfin entendre leurs voix à travers une histoire collective recomposée avec leurs joies, leurs peines et leurs blessures intimes.
Leurs confidences sont mises en scène à travers une réalisation inspirée qui use de plans séquence pour faire surgir dans la maison d’Anna des reconstitutions de son passé. Un dispositif fluide et efficace qui donne vie à cette parole libérée. Autant de souvenirs, parfois joyeux et par moments terribles, qui évoquent une évolution – encore trop lente – des mentalités.
Libération sexuelle
Cette génération de femmes qui prend la parole dans le film a vécu les premiers divorces au Costa Rica. Avant cette révolution, impossible de se projeter dans un autre rôle que mère ou épouse. Cette évolution des mœurs est au cœur du projet du film qui permet, en déroulant le fil d’une vie, de constater les libertés durement conquises. Les confidences sur les abus subis résonnent avec une situation actuelle toujours insatisfaisante.
Message d’espoir, Ana assure qu’à ce stade de sa vie elle n’a jamais été plus épanouie sexuellement. Un pied de nez malicieux qui vient enterrer l’idée selon laquelle la ménopause est le début de la fin. Les souvenirs de la vieille femme ne viennent pas faire un bilan, ils ouvrent au contraire sur une continuité réjouissante.
Tendre et touchant, Mémoires d’un corps brûlant use d’un dispositif original pour permettre la libération d’une parole ignorée par pudeur, peur ou désintérêt. Un voyage dans le temps qui interpelle alors que les luttes actuelles résonnent encore avec les slogans des années 60. Et que dire du retour au pouvoir de Donald Trump, bien décidé à achever son projet de confisquer aux femmes le droit à disposer de leur corps ? Le cri de ces mémoires enfin exprimé est plus que jamais nécessaire.
> Mémoires d’un corps brûlant, réalisé par Antonella Sudasassi Furniss, Costa Rica – Espagne, 2024 (1h30)