Mémoriaux virtuels, le deuil version 2.0

Mémoriaux virtuels, le deuil version 2.0

Mémoriaux virtuels, le deuil version 2.0

Mémoriaux virtuels, le deuil version 2.0

1 novembre 2012

En France, la fête religieuse de la Toussaint est traditionnellement réservée à la visite des cimetières et au souvenir des défunts. Avec les mémoriaux virtuels, le deuil s'écrit et se partage désormais également sur la toile, et les codes qui lui sont propres.

«On peut aussi faire son deuil sans marbre ni couronnes de fleurs» estime Cédric Marchal. l FlicR - CC - Ecololo

C’est un blog qui montre des photos, raconte de bons moments. On y découvre Manon, une petite fille souriante dont les proches rappellent la gentillesse et la joie de vivre. Mais ce n’est pas le blog de Manon. Sa maman l’a créé juste après son décès accidentel, en septembre. Sur le site Paradis Blanc, plateforme de mémoriaux virtuels, les proches ou connaissances de la famille de Manon peuvent venir se recueillir, écrire une anecdote sur Manon ou présenter leurs condoléances. Des inconnus laissent également des messages : l’une des fonctionnalités de la plateforme permet d’allumer une bougie (symbolique) pour témoigner son soutien aux autres utilisateurs du site dans l’épreuve similaire qu’ils traversent.

« Faire son deuil sans marbre ni couronnes de fleurs »

Cédric Marchal a créé Paradis Blanc il y a un an. Au départ, un constat : ceux que l’on a perdus sont parfois enterrés loin, et il n’est pas toujours facile d’aller se recueillir sur leur tombe. « Le cimetière a un côté funéraire et morbide, il renvoie aux images de la mort. Mais lorsque nous évoquons des proches disparus, nous aimons parler des moments positifs. On a tendance à se focaliser sur la fin de vie, mais on peut aussi faire son deuil sans marbre ni couronnes de fleurs », indique Cédric Marchal. Il prend exemple sur les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, où les sites de commémoration sont nombreux, présents depuis des années. Et colorés, tels des scrapbooks en ligne. « Ils ont beaucoup moins de complexes que nous à parler du deuil en affichant des couleurs vives. D’un point de vue visuel et sémantique, on est loin du livre d’or », observe-t-il.

Le site de mémoriaux ParadisBlanc.com

Car les pratiques de deuil évoluent. « Les rapports individuel et collectif au deuil se sont modifiés, traduisant des préoccupations changeantes et une transformation des pratiques sociales », indique Karine Roudaut, sociologue et auteur de Ceux qui restent, une sociologie du deuil*. « Aujourd’hui, une partie des liens sociaux (familiaux, amicaux) s’alimente ou s’actualise via des sites de réseau social, et il n’est pas rare de constater qu’au rejet des condoléances, du moins dans la forme qu’elles prenaient traditionnellement au cimetière, est souvent préféré un registre papier ou ‘virtuel’ sur lequel chacun peut inscrire un mot. Ainsi les témoignages écrits, qui relatent ce que le défunt de son vivant avait été pour autrui, sont valorisés, attestant de relations plus authentiques, profondes ou proches », analyse-t-elle.

Partager son deuil avec des inconnus

Ce partage des souvenirs du défunt permet également l’accès à une mémoire que l’on ne connaissait pas : c’est la « mémoire d’avant soi », c’est-à-dire d’avant la relation que l’on avait avec lui. Le partage de ces souvenirs « peut être une manière de conserver l’univers qui était le sien », indique Karine Roudaut. C’est l’objet des sites mémoriaux, mais « on peut aussi répertorier des sites de partage d’expériences vécues – y compris sur le deuil – des forums de discussions ou des forums psychologiques sur lesquels des personnes échangent avec d’autres, inconnus, sur leur histoire de deuil », observe Karine Roudaut. « Dans ce cas, il peut s’agir davantage d’un mode de régulation par l’expression des tensions éprouvées, inhérentes au deuil, d’un besoin de parole ou d’échange avec d’autres personnes qui ne sont pas impliquées dans la même histoire, de se constituer des repères sur ce que l’on vit ».

Si les mémoriaux ont pour objet d’être partagés avec les proches, on peut aussi en restreindre l’accès. « Il y a un côté exutoire, c’est comme un journal intime. Certains ouvrent cette page uniquement pour eux », remarque Cédric Marchal. Et les mémoriaux ne rendent pas hommage aux seules personnes disparues à l’heure d’Internet. « Une personne a créé une page pour son enfant décédé il y a plus de trente ans», note Cédric Marchal. « On ne communique pas de la même manière une semaine ou deux ans après un décès. Après quelques années, des endeuillés ont peur d’en parler à leurs proches, de crainte de passer pour quelqu’un qui n’a pas réussi à faire son deuil. En créant des mémoriaux, ils sont heureux de partager cette expérience, même avec des inconnus vivant des choses similaires », constate-t-il. « Ainsi, il n’y a plus de complexe à ne pas avancer ».

Le mémorial virtuel, une manière de rendre hommage même quand on vit loin du cimetière. l FlickR - CC - Peter Kreder

De fait, l’émergence des mémoriaux virtuels n’est pas un phénomène seulement dû à l’évolution de nos usages d’Internet. « Autrefois le deuil était inscrit dans une durée, codifié et fonctionnalisé ; il marquait un temps pendant lequel on en portait les signes extérieurs dans le vêtement, l’activité de deuil était balisée par des devoirs et des interdits. Il était caractérisé par un ensemble de valeurs, de normes et de pratiques, partagé par le groupe social et religieux d’appartenance », rappelle Karine Roudaut. « Le rituel institutionnalisait des rôles, dont celui du deuilleur, autorisant des anticipations sur la conduite à adopter dans la situation du deuil et comment les rôles devaient être joués : ce que nous devions faire les uns envers les autres. Dans des situations comme le deuil, on savait donc la conduite à adopter, ce qui réduisait l’incertitude de l’interaction avec les endeuillés », explique la sociologue.

Aujourd’hui, il n’est pas rare que les personnes en deuil « témoignent de maladresses de la part des personnes qui expriment leur sympathie, du silence de certaines de leurs relations, ou de leur propre silence parce que la parole sur la perte est quelque chose d’intime. Ils évoquent la tension qu’ils éprouvent entre le ‘besoin de le dire’ et la reconnaissance par les autres de ce qu’ils vivent, mais en même temps une volonté de leur part de ne pas se servir du deuil comme excuse et continuer à avoir une vie normale ».

Cédric Marchal remarque que les utilisateurs de son site, qu’il s’agisse des endeuillés ou de leurs interlocuteurs, « sont reconnaissants de trouver un tel espace, car bien souvent, ils n’avaient tout simplement pas les outils » pour exprimer leur peine ou leurs condoléances. « La parole dans le deuil est complexe et très variable selon les conditions de la mort, le défunt, le contexte et les personnes qu’elle met en face, et les milieux sociaux », explique Karine Roudaut.

Ecrire son histoire

Mais certaines familles souhaitent partager les informations relatives au décès et aux obsèques et ouvrir un livre d’or, sans pour autant s’investir et ouvrir son intimité au point de créer un mémorial. Il existe pour cela des sites comme Dans nos cœurs, une version web des pages d’avis d’obsèques de la presse quotidienne ou hebdomadaire régionale. Outre la diffusion de l’information, ce site recense des conseils pratiques sur les démarches à effectuer lors d’un décès. D’après Ouest France, il compte 10 millions de pages vues chaque mois.

Le site d'avis d'obsèques Dansnoscoeurs.fr

Les réseaux sociaux jouent aussi un rôle dans la diffusion de cette information, et l’expression du deuil. Sur Facebook, après le décès d’un utilisateur, il n’est pas rare de voir ses amis venir spontanément leur adresser un mot sur leur mur. Il peut s’agir aussi pour la famille d’un moyen facile de transmettre un message douloureux à un large cercle, comprenant des connaissances lointaines de leur proche décédé dont ils n’ont pas les coordonnées. Dès 2009, Max Kelly, l’un des responsables de la sécurité de Facebook, indiquait sur le blog du réseau social que les proches d’un utilisateur décédés pouvaient désormais demander à ce que sa page se transforme en memorial, à condition de fournir les preuves de son décès. « Quand quelqu’un nous quitte, son souvenir reste dans notre réseau social », indiquait-il alors. « Il s’agit en France d’un phénomène de société émergeant. Il n’y a pas à ma connaissance d’études approfondies sur ces manières de faire son deuil en ligne », explique Karine Roudault. « Tout comme de nombreuses questions juridiques, relatives à la propriété des données d’un compte Facebook d’une personne décédée, restent en suspend ».

Des outils permettent, dans une certaine mesure, de contrôler les mots et photos qui restent, en racontant sa propre histoire. C’est le cas des QR codes qui, une fois apposés à la pierre tombale, permettent aux utilisateurs de smartphones d’accéder à une page web, sorte de biographie rédigée par les proches… ou, par anticipation, par le défunt lui-même.

 

 

*Ceux qui restent, une sociologie du deuil de Karine Roudaut, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 306 pages.