À Poix-du-Nord, près de Valenciennes, Jocelyne et Serge Klur risquent de perdre leur maison, la conséquence d’une situation qui s’est progressivement dégradée depuis que l’usine textile pour laquelle ils travaillaient a été délocalisée en Pologne. Pour éviter cela, François Ruffin, fondateur du journal Fakir, leur propose son aide. Son plan ? Aller titiller Bernard Arnault, PDG du groupe de luxe LVMH pour qui l’usine en question fabriquait des vêtements pour sa marque Kenzo.
Entouré d’un inspecteur des impôts belge, d’ex-vendeurs de la Samaritaine ou encore d’une déléguée CGT, le journaliste met la pression sur le milliardaire en jouant la carte du “bad buzz”, une magouille de la dernière chance géniale mais risquée qui pourrait bien régler tous les problèmes de la famille Klur.
Ruffin, drôle avocat du diable
Fondateur et rédacteur en chef du “journal d’enquête sociale” Fakir, François Ruffin s’est fait connaître en 2003 avec Les Petits soldats du journalisme, avant de travailler en tant que reporter dans l’émission Là‐bas si j’y suis sur France Inter avec Daniel Mermet. Fréquentant depuis des années des personnes laissées sur le bord du chemin par une mondialisation inhumaine, le journaliste a décidé de demander des comptes aux responsables, dans le cas présent Bernard Arnault, grand patron du premier groupe de luxe dans le monde.
Dès les premières minutes du documentaire le ton est donné avec deux graphiques, deux courbes ascendantes : la première permet de visualiser l’explosion du chiffre d’affaires du groupe LVMH, multiplié par 20 en 30 ans. La seconde, moins glorieuse, indique que sur la même période le nombre de repas distribués par les Restos du cœur a été multiplié par 15.
La thèse est limpide : loin d’être équitablement réparti, l’argent se concentre tout en haut de la pyramide sociale. Pour palier à cette injustice, François Ruffin l’explique à ses enfants devant un livre de Robin des bois version Disney : il va aller chercher l’argent des riches — directement dans la poche de Bernard Arnault — pour le donner aux pauvres — la famille Klur.
Le montage du documentaire est classique et utilise au début des images déjà vues dans des émissions télé. Par exemple, un extrait d’Envoyé spécial dans lequel un responsable d’une usine fabriquant des costumes pour la marque Kenzo explique face caméra, sans aucun scrupule, qu’après la Pologne la chaîne de production s’est installée en Bulgarie et ira certainement par la suite s’installer en Grèce, suivant la piste de la crise économique et des petites mains payées très peu cher. Des costumes à 1 000 € produits à l’étranger pour 30 € de main d’œuvre qui viennent mettre à mal le discours de Bernard Arnault assurant une production 100 % made in France.
Au-delà de ces chiffres qui permettent de recentrer le débat, l’originalité du documentaire réside dans la posture provocante adoptée par François Ruffin, qui arbore fièrement sur son t-shirt un logo “I love Bernard” associé au portrait du grand patron, tout en déclarant vouloir rétablir le dialogue entre les pauvres et les riches. Avec la technique d’un Michael Moore et la fausse naïveté d’un Jean-Yves Lafesse, le journaliste va à la rencontre de ces hommes et femmes qui se retrouvent sur le bord de la route après leur licenciement et, d’un ton décalé et provocateur, cherche à leur faire dire que Bernard Arnault est un “grand homme”.
Les réponses, atterrées ou cinglantes, ne se font évidemment pas attendre. Ruffin endosse avec malice le costume de l’avocat du diable, et cela fonctionne car le cynisme de ses questions est un jeu qui n’a qu’un seul but : révéler l’intolérable misère sociale d’une région minée par les délocalisations. Malgré sa posture pro Arnault, le journaliste est là pour aider, et c’est exactement ce qu’il va tenter de faire pour la famille Klur.
Le pacte (secret) avec le diable
La méthode d’infiltration des AG du groupe LVMH n’aboutissant à rien, François Ruffin invite les Klur — Jocelyn, Serge et leur fils Jeremy — à rédiger des lettres expliquant leur situation, sept missives au total qu’il menace d’envoyer à des politiques (François Hollande, Jean-Luc Mélenchon…) et à des médias nationaux. Et le plus incroyable c’est que cela fonctionne ! Inquiet de la mauvaise publicité, le clan Arnault mord à l’hameçon et dépêche un ancien commissaire des renseignements généraux chez les Klur pour étouffer dans l’œuf la révolte.
Un accord financier est alors proposé à Jocelyn et Serge Klur, à condition qu’ils n’en parlent à personne et surtout pas à la presse ou aux syndicats. Comme le fait comprendre l’émissaire de Bernard Arnault : il ne faudrait pas que tous les salariés remerciés lors de délocalisations viennent réclamer une part du gâteau !
Ces tractations que le commissaire imagine privées — mais discrètement filmées par une caméra cachée — offrent des scènes aussi surréalistes que jubilatoires comme lorsque l’homme se plaint de ce satané journaliste à… François Ruffin lui-même “déguisé” en fils de Serge et Jocelyne Klur. En dévoilant la magouille acceptée par Bernard Arnault, Merci patron ! démontre tout le cynisme d’un groupe en excellente santé financière qui délocalise sans aucun remords et s’étonne ensuite de voir ses AG prises d’assault par des anciens salariés en colère.
En dehors du cas spécifique de la famille Klur, le documentaire n’offre pas de solution aux délocalisations et pourtant, on se plaît à penser qu’il peut faire bouger les choses si, comme le dit lui-même le commissaire chargé d’étouffer l’affaire, “chaque lettre est une balle”.
Dans un pays miné par la crise économique et des lignes politiques troubles, la savoureuse arnaque de Merci patron ! met en lumière, avec un esprit potache rafraîchissant, des réalités sociales devenues malheureusement banales, donc invisibles. Si le dindon de cette farce conserve encore de très nombreuses plumes, l’image du milliardaire et de son groupe en prend un sacré coup et pour ça on dit : merci Ruffin !
> Merci patron !, réalisé par François Ruffin, France – Belgique, 2016 (1h30)