Fin mars, Pierre-Emmanuel Grange a reçu le très prestigieux prix de l’Innovateur solidaire de l’année par la MIT Technology Review, qui récompensait pour la première fois des initiatives françaises portées par des personnes âgées de moins de 35 ans. Pourtant, au vu de son parcours scolaire, il aurait bien pu faire partie de ces jeunes gens dont la netteté des cols est inversement proportionnelle à celle de leur conscience sociale. Après un Bachelor of science à l’université de Brighton, puis un master spécialisé dans les nouvelles technologies à Lyon, il entame un IMLP, pour International Management Leadership Program, au sein de General Electrics. Une sorte de stage en entreprise qui s’étale sur une durée de deux ans et supposé former, « ou plutôt formater » sourit-il, les dirigeants de demain, promis à de brillants et lucratifs avenirs. Tous les six mois, Pierre-Emmanuel (ne l’appelez pas Monsieur Grange ! ) change de poste et de mission, et rencontre d’autres membres du programme, venus de tous les continents, « une expérience humaine géniale ».
Le déclic de l’arrondi en caisse
C’est dans ce cadre qu’il se voit un jour envoyé au Mexique, lui qui avait appris la langue de Goethe et balbutiait juste assez d’espagnol pour demander une bière, un baiser ou acquiescer. Un jour dans un supermarché, la caissière lui pose une question qu’il ne comprend pas, « j’ai dit oui un peu bêtement, et j’ai vu que la note avait augmenté ». De quelques dizaines de centimes seulement, mais c’est assez pour piquer sa curiosité. Il vient en fait de découvrir le principe de l’arrondi en caisse, qui permet d’appeler à la générosité des clients du magasin lors de leurs achats quotidiens, les sommes étant reversées à des associations. Pour lui, c’est le déclic, et dès son retour en France, il tente de mettre en place ce système qui s’est déjà généralisé dans de nombreux autres pays. L’aspect vraiment innovant de microDon, c’est donc le fait de fournir des occasions, ponctuelles ou non, de donner des petites sommes d’argent d’une manière très simple. Pas de formulaire à remplir, pas de prélèvement automatique sur le compte en banque, autant d’obstacles qui peuvent être rédhibitoires pour les plus modestes ou les plus frileux des éventuels donateurs. De plus, comme l’explique son fondateur, « dans l’inconscient collectif, on vise toujours la somme ronde, par exemple en jouant du piston de la pompe à essence pour y arriver ».
En fait, cette vocation solidaire n’apparaît pas exactement ex nihilo. Son père est médecin et a participé à de nombreuses missions auprès de Médecins du monde, notamment pendant le génocide rwandais. C’est cette même figure qui l’incitera, quelques années plus tard, à partir en chantier jeune en Afrique. Autant dire qu’en amont de son parcours universitaire classique, Pierre-Emanuel est déjà largement sensibilisé aux questions humanitaires au sens large. Il aura néanmoins fallu cette rencontre fortuite avec une nouvelle forme de générosité pour susciter chez lui cette motivation à fonder l’entreprise solidaire qu’il dirige aujourd’hui. Actuellement, il est à la tête d’une entreprise solidaire, un statut un peu particulier validé par un agrément de la préfecture, et qui suppose que l’on applique en son sein les valeurs morales que l’on souhaite porter. Par exemple, l’écart entre le plus bas salaire et le plus élevé ne peut être supérieur à 5, la lucrativité, les dividendes et les plus-values sont également encadrés. Une façon pour Pierre-Emmanuel Grange, qui se dit « hyper épanoui » de faire preuve d’une « cohérence entre l’activité et la façon de la gérer ». La levée de fonds qu’il a réalisée en juin 2012 s’est d’ailleurs faite auprès de plusieurs fonds spécialisés dans l’économie solidaire et sociale. You’ve got to practice what you preach…[fn]Tu dois appliquer ce que tu prêches.[/fn]
Des petites sommes sans engagement pour motiver
Cela va faire 6 ou 7 ans maintenant que Grange est revenu du Mexique, des idées plein la tête, envoyant des mails à toutes les grandes ONG, trop occupées alors pour l’aider à concrétiser son rêve. Entre temps, il a mis en place deux nouveaux systèmes de générosité, et s’apprête à en concrétiser un troisième dans les mois à venir. Il y a d’abord la "carte microDon". Il s’agit en fait d’un flyer où figure un code-barres, que des membres de l’association souhaitant lever des fonds peuvent distribuer dans le ou les magasins partenaires lors d’évènements ponctuels. Si les clients décident de le faire passer en caisse, la somme de 2 euros s’ajoute alors au montant de leurs achats, et sera reversée par le magasin à l’organisation concernée. En décembre dernier, une opération de ce type a permis au Téléthon de récolter 100 000 euros dans 250 magasins Franprix. Une opération à l’échelle de Paris est déjà dans les cartons, ainsi qu’un pilote dans l’Essonne et un autre dans les Hauts-de-Seine. En dehors de l’argent ainsi collecté, les associations gagnent aussi en visibilité, et du fait de leur situation locale, recréent du lien social, que ce soit en recrutant des bénévoles ou en repérant de nouveaux bénéficiaires.
Le second système est celui de l’arrondi sur salaire, qui devrait être mis en place dans une vingtaine d’entreprises d’ici la fin du second trimestre 2013. Ici, les sociétés choisissent les associations avec lesquelles elles souhaitent collaborer, puis les salariés peuvent, à travers une plateforme web et sur la base du volontariat évidemment, sélectionner celle(s) qu’ils veulent aider, ainsi que le montant et la périodicité de leur don. Grâce aux déductions fiscales, un don de 5 euros ne coûte que 1,7 euro mais rapporte 10 euros à l’association car l’entreprise abonde le double de la somme versée par l’employé. Au Royaume-Uni, où ce dispositif existe depuis longtemps, il permet de récolter 100 millions de livres sterling chaque année. Le troisième pan du projet microDon, qui est sur le point de se concrétiser, c’est ce fameux arrondi en caisse que Pierre-Emmanuel a découvert au Mexique. Un contrat devrait être signé très bientôt avec « un des plus gros distributeurs », qui permettrait de mettre en place un partenariat plus permanent. L’idée est toujours de travailler avec des associations locales (ou du moins dans un premier temps avec les antennes locales d’ONG présentes sur tout le territoire), mais cette fois, ce serait au client de demander l’arrondi dans les magasins signalant par des autocollants qu’ils le pratiquent.
A 34 ans, Pierre-Emmanuel Grange est parvenu à concilier son esprit d’entreprenariat avec ses convictions éthiques, même s’il convient qu’il doit, comme d’autres chefs d’entreprise, faire face aux aléas qu’implique cette situation. Bien décidé à chercher des soutiens pour ses projets, il a d’ailleurs profité de la venue de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, à la remise des prix MIT Technology Review pour solliciter un entretien, le tout avec un sourire culotté. Pourvu que ça marche !