Depuis la mort étrange de leur père, OJ (Daniel Kaluuya) et sa sœur Emerald (Keke Palmer) font vivre tant bien que mal l’entreprise familiale située dans une vallée perdue de la Californie. Depuis des générations, les Haywood proposent leur service d’entraînement de chevaux à l’industrie du cinéma. Mais les temps sont durs et OJ s’est résolu à vendre quelques chevaux à son voisin Ricky ‘Jupe’ Park (Steven Yeu), propriétaire du Jupiter’s Claim, un parc de divertissement sur le thème de la ruée vers l’or.
La routine du ranch est bouleversée lorsque OJ découvre qu’un OVNI plane sur leurs terres. Avec sa sœur, ils décident de filmer l’étrange phénomène dans l’espoir qu’une vidéo convaincante pourrait les rendre célèbres et mettre fin à leurs déboires financiers. Encore faut-il réussir à capturer l’image de cette chose dont ils ignorent encore la vraie nature. Sans parler de sa voracité.
En quête d’équidé
Si Nope nous invite a priori à regarder vers le ciel pour prendre de la hauteur, ce nouveau film de Jordan Pelle n’échappe pas au sous-texte social habituel qui parcourt son œuvre. Flagrant dans Get Out (2017) où Daniel Kaluuya était confronté à une belle famille très hostile, le message sur la place de la communauté noire dans la société américaine était moins appuyé mais également présent dans Us (2019) – lire notre critique.
Dans ce film d’OVNI peu conventionnel, la réflexion sur la justice sociale passe par un héritage. Emerald Haywood se plaît à rappeler qu’avec son frère ils sont les arrière-arrière-arrière-petits-enfants de l’homme noir qui monte le cheval dans la série de photographies d’Eadweard Muybridge de 1878 intitulée Le cheval en mouvement. Une anecdote qui vient rappeler au passage que l’illustre ancêtre n’a pas eu la place qu’il méritait dans la grande histoire du cinéma.
Dans les faits, Jordan Peele semble prendre quelques libertés (article en anglais) avec ce « premier film » de l’histoire du cinéma dont la nature même est contestée par certains. Mais cet héritage familial pose la question de la place des Noirs dans l’industrie du cinéma, une thématique chère au cinéaste et qu’il tente de rééquilibrer avec ses films. Pour OJ et Emerald, cette reconnaissance confisquée est vécue comme une injustice que leur incroyable découverte pourrait venir réparer. Leur quête de gloire et de fortune n’est pas totalement étrangère à une certaine revanche sociale.
The I in the sky
Passée la stupéfaction face au phénomène surnaturel qui s’offre à leurs yeux, le frère et la sœur envisagent cet OVNI qui survole leur ranch comme un moyen de sortir d’une mauvaise passe. La fratrie décide de faire de ce « mauvais miracle » une chose positive pour remonter la pente. Et, pourquoi pas, devenir riches et célèbres !
Ce désir de paillettes est surtout porté par Emerald qui considère son rôle dans l’entreprise familiale comme un hobby. Elle ne manque pas une occasion de promouvoir ses nombreuses activités annexes d’actrice, chanteuse… Une mise en avant peu appréciée par OJ, du genre taiseux et réservé, entièrement dévoué à l’élevage des équidés. Mais la jeune femme avec des rêves plein la tête convainc facilement son frère.
La célébrité pour Emerald, la fin des déboires financiers pour OJ : l’opportunité est trop belle. Le frère et la sœur décident donc d’obtenir ce « plan parfait » qui pourrait leur donner accès aux plateaux télés et notamment celui d’Oprah, Graal de la reconnaissance médiatique. La chasse à l’objet volant pas encore très bien identifié débute donc avec à l’esprit une reconnaissance multiple : personnelle, familiale et sociale.
Cache-cache atmosphérique
Mais capturer l’image de l’étrange objet volant s’avère plus compliqué que prévu. Pour commencer, Jordan Peele joue avec notre perception en cachant l’objet dans un nuage. De quoi faire douter dans un premier temps les protagonistes sur ce qu’ils ont vu – ou cru voir – dans le ciel nébuleux. Finalement, c’est la présence d’un nuage stationnaire qui persuade OJ et Emerald qu’il y a bien quelque chose d’étrange dans le ciel.
Comme si la chose était entendue, tous imaginent que ce qui ressemble à une soucoupe volante à la forme lenticulaire « classique » renferme des petits hommes verts – ou gris, selon les préférences. Ricky Park saute d’ailleurs sur l’occasion et propose dans son parc des peluches à l’effigie des habitants supposés de l’objet. Mais l’OVNI n’est pas ce que l’on croit et il observe ses proies. Car l’étrange chose n’est pas en mission de reconnaissance, elle est vorace.
Jordan Peele prend un malin plaisir à surprendre les protagonistes et à détourner toutes nos attentes concernant le film d’OVNI classique. Dans cette grande illusion, la partie de cache-cache est autant entre l’objet et les habitants qu’entre le cinéaste et les spectateurs.trices. Les abductions par un hypothétique vaisseau sont ici bien différentes des récits habituels. Elles sont plus radicales et sanglantes.
Les Dents de l’atmosphère
Jordan Peele transforme ce ciel californien nuageux en une mer inquiétante dans laquelle rôde un intrus vorace. Du film d’extra-terrestres au film de requin il n’y a qu’un pas habilement franchi par le réalisateur. Parmi les références cinématographiques présentes dans Nope, Les Dents de la mer (1975) de Steven Spielberg est la plus évidente. Ennemi difficile à cerner à travers les vagues, le requin est ici remplacé par cet objet qui se planque dans un nuage à l’immobilité suspecte.
De quoi questionner sa réalité jusqu’au moment où ses attaques ne laissent plus aucun doute sur sa nature réelle et surtout sa dangerosité. Une fois les risques révélés, la chasse à l’OVNI qui occupe la dernière partie du film fait écho à la chasse au requin sanglante de Brody et Hooper, embarqués sur le bateau de Quint.
Dans le film de Spielberg, Roy Scheider décrète lors d’une géniale improvisation que Quint aurait besoin d’un bateau plus grand. Chez Peele, il est plutôt question de caméra. Car le but n’est pas de tuer mais de capturer la chose, du moins son image. Mais, pour ce faire, la caméra ne doit pas faire dans la surenchère. Bien au contraire.
Dans le plus simple appareil
Lorsqu’il sort de son nuage, l’énigmatique OVNI dérègle tous les appareils électriques et électroniques. Le courant se coupe, les téléphones deviennent inutilisables et les caméras ne peuvent plus enregistrer. Pour contourner ce problème, OJ et Emerald font appel à un Antlers Holst (Michael Wincott), un réalisateur renommé qui entreprend de capter l’image de l’improbable objet volant avec une rudimentaire caméra à manivelle.
Clin d’œil à l’ancêtre Haywood, ce retour aux sources du cinéma assume son anachronisme dans un film tourné en IMAX et bénéficiant d’effets spéciaux élaborés. Mais cette nécessité de revenir à une technique archaïque est également le symbole d’une humilité imposée par l’OVNI.
Alors que l’équipe tente de le capturer virtuellement dans une caméra, l’indomptable objet mal identifié ne compte pas se laisser faire. Il parcourt le ciel tel un cheval devenu incontrôlable. Face à cette chose dont la nature sauvage s’exprime pleinement, la parade consiste à faire profil bas pour ne pas la provoquer.
Don’t Look Up
Il y a peu de temps, l’excellent Don’t Look Up (2021) nous invitait de façon ironique à ne pas lever les yeux au ciel pour vivre dans le déni de l’effondrement du vivant en cours. Nope réitère ce conseil mais cette fois-ci avec le plus grand sérieux. Ce regard baissé vers la Terre promu par OJ est un moyen de protection contre la menace venue du ciel. C’est également un signe d’une humilité retrouvée face à la l’inconnu et de façon plus générale à la nature, y compris ses expressions surnaturelles.
Cette notion de soumission devant ce qui nous dépasse plane en effet sur Nope. La véritable nature de l’objet et la menace qu’il cache pousse les protagonistes de cette traque risquée à reconsidérer leur approche. En bousculant les attentes des protagonistes et les nôtres, Jordan Peele joue avec notre conception des choses et invite à mettre en doute nos certitudes. En se moquant de notre suffisance très humaine qui frôle parfois l’inconscience, Nope pose également un constat cinglant sur notre fascination pour une horreur aseptisée car mise à distance par le prisme de l’image.
Tout le temps sur vos écrans
Ricky Park interprété par Steven Yeu, vu récemment dans Minari (2020) – lire notre critique -, cherche lui aussi à utiliser à son avantage les apparitions de l’OVNI. En plus des produits dérivés, il intègre les apparences de l’objet à un spectacle au sein de son parc d’attraction. Le voyeurisme des spectateurs du parc pour le phénomène – que nous partageons devant l’écran – est en effet un bon moyen de remplir les caisses. Mais l’exemple le plus dérangeant de notre fascination collective pour l’horreur à partir du moment qu’elle est soigneusement mise à distance par l’image est donnée par la mystérieuse scène d’ouverture du film.
Enfant star dans les années 90, Ricky a joué dans Gordy’s Home une série qui s’est arrêtée suite à un accident dramatique impliquant un chimpanzé sur le plateau de tournage. Depuis, certains vouent un culte morbide à ce drame sanglant. Capable de relater ce drame avec une froideur déconcertante, Ricky est un personnage complexe et perturbant qui nous renvoie à notre propre fascination pour une horreur que l’ubiquité permise par les écrans rend moins sulfureuse, voire acceptable.
Si le lien entre cette séquence glaçante d’un chimpanzé devenu fou et l’OVNI vorace laisse la porte ouverte aux spéculations, les deux renvoient à cette même fascination pour l’image que cherche à capturer OJ et Emerald, au péril de leur vie. Plus qu’un film sur un OVNI d’un type bien particulier, Nope interroge notre réaction face à sa présence menaçante dans une société où l’image est devenue omniprésente et sert de sceau de véracité.
L’âme son
Pour accompagner cette traque inquiétante, Jordan Peele a de nouveau fait appel à Michael Abels, son fidèle collaborateur, qui livre une BO inspirée. L’aspect western de Nope n’a pas échappé au compositeur qui propose dans le morceau éponyme de la BO une mélodie qui rappelle les duels iconiques sublimés par Ennio Morricone.
Parsemée de quelques titres iconiques, la BO exhume un étonnant morceau en français interprété par Jodie Foster. Une fantaisie nommée La vie c’est chouette issue du film Stop Calling Me Baby! (1977) d’autant plus obscure qu’elle n’avait jamais été éditée officiellement. Mais ce que l’on retient est la nouvelle manipulation musicale du compositeur.
Après le I Got 5 On It de Luniz trituré dans Us, Michael Abels s’attaque au Sunglasses At Night très 80’s de Corey Hart. Si l’effet de surprise n’est plus au rendez-vous, le caractère perturbant et flippant d’un morceau familier ainsi malmené fait son petit effet. Un travestissement du son original malaisant qui fonctionne à merveille avec le détournement que fait Jordan Peele du film d’OVNI.
Nope… le titre du nouveau Jordan Peele sonne comme un avertissement. Non, ne vous fiez pas à ce que vous allez voir ! En détournant le film d’OVNI classique, Nope joue avec les attentes fantasmées des protagonistes autant qu’avec les nôtres. Traque aux plans captivants, le résultat est à la fois un cadeau exaltant et un avertissement pour une humanité obsédée par le contrôle via une image devenue omniprésente, dans nos poches et dans nos vies.
> Nope, réalisé par Jordan Peele, États-Unis, 2022 (2h17)