Pourquoi avoir voulu écrire ce livre ?
Je voulais d’abord montrer que beaucoup de malheurs dans les pays du Sud proviennent du fait que l’Europe et la France exportent à vils prix des surproduits, des produits tout-venant, et que cela ruine les paysanneries du tiers-monde. Certains étant condamnés à ne pas pouvoir épargner, investir et progresser. D’autres à aller dans les bidonvilles sans pour autant trouver d’emplois rémunérateurs. Le premier constat que je veux mettre en avant dans ce livre, c’est que s’il y a de la faim et de la misère dans les pays du Sud, c’est un problème de pauvreté. Et c’est d’abord la pauvreté d’une paysannerie qui ne parvient pas à être compétitive sur le marché international avec les surproduits de la France, de l’Europe des Etats-Unis, des latifundiaires argentins, brésiliens, australiens, néo-zélandais…
Vous dites qu’il est désormais important de promouvoir l’agriculture paysanne.
Absolument. Dans les pays du Sud, j’ai vu que les agricultures qui permettent de produire davantage à l’hectare et qui permettent de créer de l’emploi, c’est-à-dire qui n’évincent pas les paysanneries pour les renvoyer dans les bidonvilles, ces agricultures paysannes, dans le sens d’agricultures familiales (travail pour le mieux être de la famille), ne sont malheureusement pas capables d’épargner et donc d’investir. Ce qui vient de la concurrence de nos surproduits qu’on exporte à vils prix, alors qu’eux travaillent encore à la main. Et quand cette agriculture paysanne a les moyens d’investir, elle n’investit pas dans des machines ou des désherbants pour remplacer la main-d’œuvre familiale, mais pour produire davantage.
Il existe, dans les pays en développement, de grandes unités de production agricole, qu’on qualifie de très modernes, hautement mécanisées, motorisées, qui emploient très largement du glyphosate sur du soja transgénique. Souvent, les propriétaires sont des gens qu’on qualifie d’absentéistes et qui confient leurs unités de production à des gérants avec un seul souci : le taux de profit, le taux de rentabilité interne. C’est donc le retour sur investissement qui est capital. Ce qui peut produire ce taux de profit, ce sont les systèmes très extensifs qui envoient la main-d’œuvre vers les bidonvilles, remplacent les gens par des machines ou des désherbants pour produire plus, non pas à l’hectare mais par journée de travail effective. On remplace le travail vivant par le travail mort. Il faut réhabiliter une agriculture paysanne qui peut tout à fait être performante et intensive, et intensément écologique : usage des rayons du soleil, usage intensif de l’azote de l’air… L’agriculture paysanne peut vraiment progresser à condition qu’elle ait cette capacité d’épargner et d’investir, d’où le besoin impératif pour les pays du Sud de protéger cette agriculture paysanne vivrière.
Et il faut donc impérativement stopper le libre échange concernant la production agricole ?
Oui, l’une des conclusions est qu’il faut cesser de promouvoir le libre échange qui n’est d’ailleurs pas encore total mais qui est en négociation dans ce qu’on appelle le cycle de Doha, un mandat qui commence à dater de plus de 10 ans. Les négociations échouent d’ailleurs à cause de l’agriculture. Il commence à y avoir une prise de conscience pour un grand nombre de gouvernements. Il ne faut surtout pas que les produits vivriers deviennent des marchandises livrées sur le marché international mais autoriser les pays du Sud à constituer des marchés communs régionaux, à se protéger de l’importation de sucre, de poudre de lait, de céréales et même de viande un peu tout-venant comme les poulets Doux à bas prix, à se protéger par les droits de douanes.
Un peu comme l’Europe l’avait fait avec les droits de douanes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec succès. L’Europe de l’Ouest était déficitaire et c’est grâce aux droits de douanes qu’elle s’est protégée des céréales des Etats-Unis et du beurre de Nouvelle-Zélande ! Une politique de prix rémunérateurs, stables et incitatifs avait permis de devenir autosuffisant et même excédentaire. Le drame c’est qu’en devenant excédentaire, on a bradé à vils prix, à des prix internationaux plus bas que ce qui rémunérait nos agriculteurs. On a fait du dumping et on a fait le plus grand tort aux pays pauvres.
On a compté sur le Sud pour écouler les surplus du Nord ?
Oui, mais pas seulement. Dans un premier temps, nous bradions vers le bloc soviétique, en pleine guerre froide. Nous vendions des mottes de beurre et des céréales à vils prix. Ensuite, on a bradé vers les pays pauvres, au nom du fait qu’ils avaient faim et on s’est dit qu’on allait les nourrir. En fait, c’est complètement faux. On ne les a pas aidés à se nourrir parce que les producteurs là-bas, concurrencés par nos céréales, ont cessé d’en produire. Certains se sont mis à faire du café, du cacao.
Vous connaissez la théorie du libre échange : se spécialiser selon des avantages comparatifs. Mais tous les agriculteurs s’étant mis à faire du café, du cacao, comme en Côte d’Ivoire, au Congo, en Angola, au Laos, au Vietnam, au Nicaragua, au Brésil, au Cameroun, en Malaisie, en Indonésie, en Colombie… on arrive à une surproduction de ces cultures de rente qui fait baisser les prix, à tel point qu’elles rémunèrent encore moins que le vivrier !
Et on a vu, pendant les émeutes de la faim en 2007-2008, que le pays où elles ont été le plus sévèrement réprimées fut le Cameroun, l’archétype du pays spécialisé dans le café et le cacao.
Cette spécialisation selon les principes du libre échange n’a pas permis aux populations du Sud d’atteindre leur sécurité alimentaire. Il est faux de dire qu’avec les devises des cultures d’exportation, on dégage des revenus suffisants pour acheter les produits vivriers.
"Le vrai commerce équitable, c’est permettre enfin aux paysans du Sud de vendre leurs productions vivrières à leur juste prix."
Même au Nord, vous expliquez qu’il n’est pas bon non plus de se spécialiser dans telle ou telle autre agriculture.
Je me suis effectivement réinterrogé sur notre propre culture excédentaire de produits de tout-venant. Algues vertes, nappes phréatiques et eaux de surfaces polluées par les nitrates ou les pesticides, pesticides sur les légumes, dioxyde dans le poulet, hormones dans la viande… Les impacts de la pollution sur la santé, cancers, troubles de la fertilité, maladies neurologiques…. Tout ça est dur à démontrer mais est modélisé par les nutritionnistes, les chimistes. Et pour des fœtus exposés, c’est bien des années plus tard que ça se manifeste par une prévalence accrue de telle ou telle maladie. Si l’espérance de vie s’est accrue en France et continue encore à augmenter, on voit qu’il n’en est plus de même aux Etats-Unis et même en France, on commence à découvrir chez les jeunes exposés aux pesticides, une prévalence accrue à ces maladies.
Il est fort probable qu’une exposition aux pesticides baisse la statistique, dans les prochaines années, de notre espérance de vie. Evidemment, on ne peut pas attendre que les statistiques baissent ! On aurait bien mieux à faire en France que de faire cette agriculture démesurément spécialisée, des monocultures dans les régions céréalières ou l’excès d’élevage en Bretagne, dont nous payons tous les effets environnementaux : érosion des sols, pollution des sols, etc.
Surtout que, selon vous, ce n’est pas très valorisant. Vous écrivez, « Finalement les agriculteurs du Nord ressemblent de plus en plus à des ouvriers travaillant à domicile et "payés aux pièces", autrement dit en fonction du nombre et du poids des animaux ramassés par l’entreprise. »
C’est dramatique mais c’est malheureusement vrai. Quand vous êtes éleveur de poulets, que vous êtes sous contrat avec l’agro-industrie, qui vous apporte les poussins, les aliments, qui inspecte votre façon de produire, qui vous achète les poulets en fonction du nombre produit avec des pénalités si le poulet ne correspond pas au gabarit voulu, les gens sont payés à la pièce, au nombre de poulets correspondant aux exigences de l’agro-industrie. Ces gens ont cru être autonomes, travaillant à leur propre compte, or ils ne sont plus que des salariés aux pièces.
Vous dénoncez les dommages de la "révolution verte". Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est vraiment dommage d’avoir appelé ça "la révolution verte" puisque justement, elle n’est pas verte, mais très irrespectueuse de l’environnement. En termes de production, oui, c’est une révolution parce qu’elle a augmenté la capacité par personne et par an de produire davantage. Non pas tant pour produire plus de bien-être mais pour produire des produits tout-venant, avec de moins en moins de gens et qui a encouragé et accéléré l’exode rural que nous connaissons et est responsable d’une partie de notre chômage. Au nom de la spécialisation, au nom de l’économie d’échelle, il fallait impérativement remplacer la main-d’œuvre par des machines et des désherbants.
Donc, quand on n’est pas ouvrier payé aux pièces, et bien, on est chômeur. C’est ce qu’on appelle l’agriculture industrielle. Le problème avec l’agriculture, quand on essaie d’y coller les principes propres à l’industrie (la production à grande échelle, les ouvriers aux pièces), on se rend compte que l’outil de travail qu’est l’écosystème est quelque chose de compliqué, qu’il y a les coccinelles, les pucerons, le cycle du carbone, les scarabées, les limaces. On ne peut pas jouer impunément à vouloir tout tuer, tout éradiquer. Il y a des résistances, des déséquilibres écologiques, la diminution de l’humus, l’effondrement des abeilles et la menace sur la fécondation de nos pommiers, de nos poiriers… Ce sont des choses beaucoup trop complexes pour les soumettre à une volonté de pratiquer l’agriculture comme on travaille dans l’industrie. Ce fut une très grave erreur. Cela a fait beaucoup de tort aux pays du Sud et chez nous, cela a conduit à la malbouffe et la pollution.
"Continuer de s’abriter derrière la malnutrition dans les pays du Sud pour vouloir produire toujours plus de produits standard dans nos contrées est une erreur historique et scientifique, chaque jour plus impardonnable."
« On n’a pas de technologie mais on a du savoir-faire. » C’est ce que devrait, selon vous, clamer les pays du Sud. Vous pensez qu’ils manquent de confiance en eux ?
Il faut que les paysanneries du Sud reprennent confiance en eux. Ce qui leur manque ce n’est pas le savoir-faire, c’est clairement la capacité d’investir et d’épargner. Parce qu’ils ne sont pas assez rémunérés. Et ils ne le sont pas à cause de nos exportations de surproduits à des prix de dumping. Et sans parler de transférer des techniques, on pourrait, chez nous, s’inspirer parfois de leur savoir-faire notamment en ce qui concerne les associations de culture et l’agroforesterie. On pourrait s’en inspirer pour réinventer des systèmes modernes et intensifs, mais "intensif" dans le sens d’un usage intensif des ressources naturelles renouvelables : les rayons du soleil, le carbone, l’azote, les éléments minéraux dans le sous-sol…. Une agriculture moderne, intensément écologique, intensive au niveau de l’emploi et qui s’inspirera peut-être parfois des pays du Sud.
C’est ça l’agriculture biologique ?
Cette agriculture que je qualifie d’intensément écologique, c’est celle qui répond le mieux au cahier des charges de l’agriculture bio. La promotion de l’agriculture bio, pour moi, ce n’est pas l’adhésion à une secte, ce n’est pas une croyance, c’est un raisonnement scientifique qui montre qu’on a intérêt à faire un usage intensif des ressources naturelles renouvelables, l’usage le plus économe possible des énergies fossiles dont on sait que le prix va croître plus vite que l’inflation et que les produits agricoles. Il nous faut une agriculture artisanale, qui crée de l’emploi, qui fait des produits de qualité, une agriculture de terroir, de proximité aussi : gérer en circuit court les cycles de l’azote, du carbone, de l’eau, des éléments minéraux. C’est compliqué et cette agriculture n’a de chance de s’étendre que si elle est bien rémunérée.
Et cette agriculture biologique ne pourra être mise en place que si les pouvoirs publics poussent les agriculteurs à s’y mettre ?
C’est plus que jamais nécessaire. Il faudrait réorienter les 9,5 milliards d’euros de la politique agricole commune (PAC), qui sont des subventions données aux agricultures et qui aujourd’hui sont largement découplées de la production. Ce sont aujourd’hui des aides aux revenus. Et restent des droits historiques. Quand on a demandé à nos agriculteurs de s’aligner sur les prix internationaux, on leur a promis des compensations.
Maintenant, il faudrait que ces 9,5 milliards d’euros retrouvent un caractère incitatif. Et la proposition serait que cela puisse se traduire par l’achat à des prix rémunérateurs, stables et incitatifs, non pas à produire de la poudre de lait, mais plutôt du fromage, des produits à haute valeur ajoutée et des agriculteurs qui seraient rémunérés par les prix. Et on pourrait commencer par les collectivités, assurer aux écoles, aux maisons de retraite, cantines d’entreprise de la nourriture de qualité. On n’aurait rien à payer en plus comme usager de la cantine, ni comme contribuable parce que ce sont des impôts que nous payons déjà, ces subventions aux agriculteurs. Mais on aurait droit à une nourriture de meilleure qualité, parce que les restaurations collectives paieraient plus cher à l’agriculteur les produits de qualité. Les subventions reviendraient bien à l’agriculteur mais via les prix.
Et il faudrait aussi cesser de vouloir "nourrir les pays du Sud" ?
Pour les subventions de la PAC, ce serait à l’échelle européenne. La France et l’Europe de l’Ouest cesseraient de surproduire, de la poudre de lait, du sucre, des céréales tout-venant et des poulets bas de gamme. On libérerait des terres pour, chez nous, produire des protéines végétales, des luzernes, des sainfoins : ce sont des protéines végétales qui nous rendraient plus autonomes pour l’alimentation de nos animaux, parce qu’actuellement, on importe du soja transgénique du Brésil. Et pour notre consommation, on planterait des haricots, des lentilles, des pois chiches, des fèves. Nos légumineuses fertiliseraient nos sols en azote.
Nous retrouverions une plus grande autonomie en terme de protéines végétales, en termes de fertilisation azotée (biologique), nous cesserions ainsi de faire du tort aux pays du Sud. Et même les Brésiliens, ça leur ferait le plus grand bien. Pace que faire du soja pour nourrir nos cochons, nos vaches et fertiliser les algues vertes alors que chez eux certains ont faim, faire de la canne à sucre, pour faire de l’éthanol, un agro-carburant pour abreuver nos voitures alors que, je le répète, au Brésil, certains ont faim, ce n’est pas forcément satisfaisant. Dans toutes les régions du monde, il faut que les agricultures retrouvent leur autonomie dans l’immense gamme de produits nécessaires pour que les gens mangent à leur faim, cessent d’exporter des produits standards à bas prix.
Et si les gouvernements du Nord ne sont pas encore convaincus, on peut aussi leur dire que fixer les agriculteurs du Sud sur leurs terres et leur permettre de vivre de leur travail, baisserait de manière significative l’immigration clandestine.
Certains, quand ils arrivent à payer le passeur (pas les plus pauvres donc), traversent le désert libyen, la Méditerranée et migrent vers l’Europe. S’il y a des gens qui migrent, ce n’est pas parce qu’ils aiment leur pays d’accueil, c’est parce qu’ils fuient la pauvreté et la pauvreté qu’ils fuient provient de l’exportation de nos excédents.
> Marc Dufumier, Famine au Nord, Malbouffe au Sud, Nil Editions, 2012.