Réveillé à l’aube par deux policiers dans son appartement, Joseph (Anthony Perkins) n’imagine pas les tourments qui l’attendent. Sans jamais vraiment comprendre ce qui lui arrive, et encore moins ce qui lui est reproché, l’employé de bureau se retrouve devant un tribunal qui l’accable. Pris dans les rouages d’une société oppressante et absurde, le fonctionnaire va tout tenter pour s’extraire de ce cauchemar éveillé.
Autre périple étourdissant, Orson Welles explore avec le documentaire expérimental F For Fake le « délicieux mensonge » de l’art à travers l’un des plus grands faussaires, Elmyr de Hory. Dans ce grand maelstrom d’images hétéroclites, le cinéaste évoque une fausse autobiographie sur le faussaire, ses frasques radiophoniques et de façon plus générale le rapport des créateurs avec leur création. Une tornade cinématographique ludique sur la vérité dans l’art qui retourne très habilement les méninges.
(Re)connaissance
Près de 40 ans après sa disparition, l’œuvre d’Orson Welles continue d’être (re)découverte et son héritage considérable exploré. Un élan mémoriel auquel l’auteur de ces lignes contribue à son humble niveau avec The Ultimate Orson Welles Timeline. Derrière ce titre ambitieux et clinquant, un projet qui tente de rassembler l’œuvre d’une vie et ses diverses influences jusqu’à nos jours. Dernière grande actualité en date pour les adeptes du cinéaste, la sortie en 2018 sur Netflix d’un montage de The Other Side of The Wind. Tourné entre 1970 et 1976, l’un des plus mythiques projets inachevés du cinéaste – et de l’histoire du cinéma – devient enfin visible après une campagne de financement participatif qui n’avait pas abouti.
À l’époque, Netflix propose en complément They’ll Love Me When I’m Dead (2018) pour accompagner la sortie du film événement. Réalisé par Morgan Neville, le documentaire revient sur l’incroyable destin de ce film maudit. Il emprunte son titre à une déclaration prophétique de Welles à son ami le réalisateur Peter Bogdanovich à qui il avait fait promettre qu’il finirait le film s’il venait à disparaître. Promesse finalement tenue plus de 40 ans après.
Une remarque prédisant une reconnaissance post-mortem pleine d’amertume qui peut paraître étonnante venant du cinéaste qui a réalisé à 25 ans seulement Citizen Kane (1941). Un film considéré par beaucoup de réalisateurs, critiques et cinéphiles comme le meilleur et le plus influent jamais réalisé. Et malgré ça, Orson Welles a dû se battre toute sa vie pour financer ses projets. Chacun de ses films terminés de son vivant, treize seulement – autant qu’un autre géant, Stanley Kubrick – est donc à chérir particulièrement. Leur ressortie en salles est un événement à ne pas rater.
Radieux anniversaires
Le Procès et F for Fake s’ajoutent à la liste des œuvres d’Orson Welles qui ont été restaurées ces dernières années. En 2014, Macbeth (1948) – lire notre critique – et Othello (1951) – lire notre critique – sont tous les deux ressortis en salles restaurés en 2K à quelques mois d’intervalle. L’année suivante, moins connu et pourtant grandiose, Falstaff (1965) – lire notre critique – recevait également les honneurs d’une restauration en haute définition et d’un retour au cinéma.
La rétrospective Orson Welles, l’illusionniste profite d’un double anniversaire pour proposer à nouveau ces deux films sur grand écran. Réalisé en 1962, Le Procès fête en effet – à quelques mois près – les 60 ans de sa création. Dernier film d’Orson Welles – ou avant-dernier si l’on compte le plus confidentiel Filming « Othello » (1978) – F for Fake célèbre cette année son 50ème anniversaire. Une belle occasion pour souffler leurs bougies dans une salle obscure avec une image restaurée.
Une part de 4K
Comme tout augmente, Le Procès et F for Fake ont été restaurés en 4K selon les normes actuelles. Ils suivent l’exemple de Citizen Kane sorti directement en vidéo en décembre 2021 sans passer par la case cinéma. 2K, 4K… Tout ça est bien beau mais cette mise à niveau technique des films est-elle véritablement nécessaire ? Que peut-elle apporter aux cinéphiles connaissant déjà le film ? Et bien, cela dépend…
Tout d’abord, le format et la résolution de l’écran sont primordiaux. Regarder un film en 4K sur son téléphone n’apporte rien. Mais sur un écran de cinéma, cette évolution technique permet de (re)découvrir le film en salles avec une image optimale. Et pour tous ceux et celles qui pensent que le cinéma au cinéma n’est pas – encore – mort, cela a du sens.
Lorsqu’elle est associée à une restauration fidèle à l’œuvre qui respecte le grain de la pellicule et les contrastes notamment, une telle ressortie permet de découvrir le film tel qui a été projeté à l’époque de sa sortie. Un voyage dans le temps excitant pour tout cinéphile. Cette immersion dans les meilleures dispositions a d’autant plus de sens pour ces deux films qui proposent des périples captivants, chacun à sa façon.
Emprise kafkaïenne
Suite à un projet avorté, Alexander et Michael Salkind, deux producteurs russes, proposent en 1961 à Orson Welles de choisir un roman à adapter parmi une liste de 100 œuvres littéraires. Son choix se porte sur Le Procès de Franz Kafka, œuvre incontournable d’un auteur assez paranoïaque pour imaginer se réveiller en cafard dans une autre de ses célèbres œuvres. Si le malchanceux Joseph ne se réveille pas dans la peau d’un insecte, c’est bien le même sentiment d’impuissance et d’incompréhension qui plane sur Le Procès et dicte ses réactions désespérées face à un environnement hostile.
Récit cruel où la culpabilité et la paranoïa s’entremêlent, Le Procès joue sur cette ambiguïté d’une peine incompréhensible venant titiller une honte bien ancrée chez le malheureux protagoniste. Lieu trouvé par le cinéaste lors d’une révélation nocturne, l’ancienne gare d’Orsay désaffectée devenue depuis le célèbre musée accueille le tournage des scènes d’intérieur du film. Orson Welles utilise magnifiquement ces grands espaces abandonnés pour donner corps à cette bureaucratie intransigeante et inhumaine qui écrase Joseph avec ses règles absurdes.
Cette société hostile, le réalisateur matérialise également son emprise à travers des angles de caméra qui écrasent le héros, tel un insecte pris au piège. Au fil de son périple désespéré, son impuissance à faire face à la situation est symbolisée par des portes démesurément grandes. Un effet visuel qui pourrait être comique si ne planait pas sur Joseph cette menace à la fois intangible mais bien réelle d’un châtiment inexorable près à s’abattre sur lui.
Casting de rêve
Orson Welles applique formellement au film l’angoisse ressentie par Joseph face à une machine bureaucratique dont le fonctionnement absurde immunise contre toute tentative de discussion. Incarnant lui-même un avocat peu recommandable, Orson Welles réunit autour de lui un casting de rêve qui est l’un des atouts de ce fébrile cauchemar cinématographique.
Dans le rôle de Joseph, Anthony Perkins livre une prestation remarquable en tension permanente entre combativité et abattement, incompréhension et culpabilité. La justesse de son interprétation est aussi captivante que son inoubliable incarnation malaisante de Norman Bates dans Psychose (1960).
Dans sa fuite en avant, Joseph croise des femmes aussi séduisantes que mystérieuses qui vont l’entraîner jusqu’à la fin explosive – et controversée pour les puristes de l’œuvre de Kafka – choisie par Orson Welles sur fond du lancinant adagio de Tomaso Albinoni. Sa voisine Marika incarnée par Jeanne Moreau – la meilleure actrice du monde selon le cinéaste – et la mystérieuse Leni avec ses doigts palmés interprétée par la radieuse Romy Schneider subliment ce casting éblouissant dans lequel on retrouve également Elsa Martinelli, Suzanne Flon, Fernand Ledoux et Akim Tamiroff.
Séduisant documenteur
Moins oppressante, F for Fake est une œuvre également vertigineuse. Le projet débute lorsque Orson Welles découvre que son ami François Reichenbach, documentariste et ancien marchand d’art, prépare un documentaire sur le faussaire Elmyr de Hory. Peintre insaisissable, il est capable de tromper les grands spécialistes de l’art en imitant sans scrupule les toiles de Picasso, Modigliani ou Matisse. Le projet de son ami vient évidemment titiller la curiosité du cinéaste dont l’œuvre est parcourue par l’obsession de la vérité et du mensonge quand ce n’est pas la trahison.
Orson Welles convainc François Reichenbach d’utiliser les images de son pré-montage pour en faire un film essai qui deviendra F for Fake au prix d’une accumulation d’images et de concepts virevoltants sur l’aspect mensonger de l’art. Après une introduction où il effectue des tours de magie devant les yeux ébahis d’un garçon, Orson Welles promet que tout ce qui va suivre est authentique. Mais, évidemment il y a un twist, une malicieuse entourloupe.
Avec une virtuosité folle le réalisateur créé une tornade cinématographique en associant des scènes documentaires et des séquences fictionnelles pour mieux nous déstabiliser. Le cinéaste revient ainsi sur son imposture culte d’octobre 1938 lorsqu’il fait croire à une invasion de martiens avec une adaptation radiophonique de La Guerre des mondes de H.G. Wells. Brouillant les pistes, il laisse désormais planer le doute sur la réalité de cette invasion venue de l’espace. Telles des poupées russes imbriquées, F for Fake enferme la vérité dans le mensonge, à moins que ça soit l’inverse.
Monté de toutes pièces
Armé de sa table de montage, Orson Welles manipule les images et notre conception de la vérité en évoquant la peinture pour finalement parler de son grand amour, le cinéma. Les circonvolutions déstabilisantes de ce film essai tourbillonnant sont équilibrées par l’aspect ludique du jeu de pistes proposé par le cinéaste. Pris par un rythme effréné, le plaisir provient du lâcher prise imposé par Welles.
Sorti à l’époque en France sous le nom Vérités et mensonges, F for Fake est une œuvre essentielle dans la compréhension du travail d’Orson Welles. Elle permet de saisir sa virtuosité lors du montage, étape primordiale dans le processus de création de ses films. Pour certains, cette addiction au montage et cette incapacité à livrer dans les délais une œuvre qu’il considérait en constante évolution expliquerait le faible nombre de films terminés par rapport à ceux laissés inachevés.
La vérité est évidemment toujours plus complexe, surtout lorsqu’il s’agit d’art et d’un personnage comme Welles aux contradictions assumées. F for Fake est justement là pour nous le rappeler avec une espièglerie finalement très wellesienne. Au-delà du tour de force technique, ce film essai hors du commun est l’éclatante démonstration du génie d’un cinéaste affranchi des contraintes et incompréhensions qui ont persisté tout au long de sa carrière. Une œuvre étourdissante astucieusement réalisée de bric et broc, d’une liberté jouissive.
> Le Procès (The Trial), réalisé par Orson Welles, France – Italie, 1962 (2h)
> F for Fake (Vérités et mensonges), réalisé par Orson Welles, France – Iran, 1973 (1h28)