Paris, ses deux rives, son marché de l’immobilier… L’encre a d’ores et déjà beaucoup coulé sur l’installation, de plus en plus fréquente, des classes moyennes dans les quartiers populaires. Certains parlent de "gentrification", d’autres de "boboïsation"… Mais que sait-on réellement des habitudes de ces citadins ? Une anthropologue, Sophie Corbillé, s’est intéresse à ce thème, déjà bien investi par la recherche, dans "Paris bourgeoise, Paris bohème. La ruée vers l’Est", paru aux éditions PUF.
Voguant au gré de ses diverses rencontres, Sophie Corbillé s’est notamment attachée à étudier le comportement avec autrui de ces « Parisiens de l’Est ». Première constatation : il ne serait pas rare qu’ils choisissent leur lieu d’habitation en fonction de celui de leurs amis. Ceux-ci « interviennent parfois dès le moment du choix résidentiel : là on a repris l’appartement d’amis partis vivre à l’étranger, ici on a été prévenu par des amis qu’un appartement à louer se libérait dans l’immeuble… » Bien connaître son quartier permet également de le « vendre » auprès de ses amis. Ce fut notamment le cas de Caroline, 27 ans, venue de province, qui a été la première à s’installer dans un quartier du XVIIIe arrondissement, suivie par cinq de ses amis. « En moins d’un an, nous étions tous à cinq minutes à pied les uns des autres. Plus besoin de prendre les transports pour se voir. L’immobilier parisien n’a pas réussi à nous séparer ! »
Par ailleurs, que le choix résidentiel de ses amis empiète ou non sur le sien, vivre à "l’Est" ou "rive droite", compterait beaucoup dans les représentations de Paris et dans la constitution de son identité. En effet, l’une des personnes rencontrées par l’anthropologue affirme : « Autant dire que j’ai très peu d’amis rive gauche. » L'Ouest parisien plus bourgeois ? Plus froid ? Plus guindé ? Bref, comprendre : "Nous ne sommes pas du même monde."
Economie du don et échanges amicaux : informations, compétences, objets, émotions…
Mais quel serait l’intérêt de se regrouper entre amis, au delà d’éviter les transports pour les soirées ou "apéros" ? L’économie du don, nous répond Sophie Corbillé. Tout d’abord via l’échange d’informations : numéros de téléphone de baby-sitter, bonnes adresses de magasins, nom d’un médecin spécialiste… De « compétences » également : « ici, une écrivain relit le manuscrit de sa copine et là un architecte refait les plans de l’appartement de son voisin. » Des échanges de biens matériels peuvent aussi avoir lieu : meubles, skis, voiture… Sans même parler des échanges d’ordre « émotif », étant donnée l’ « importante activité réflexive sur la vie » qu’auraient ces Parisiens tentés par la « vulgarisation des discours psychologiques et psychanalytiques ». La plupart s'intéresse à la psychologie, en connaît et en comprend des bribes. L'approche "psychologique" d'un problème, d'un questionnement est souvent de mise pour cette frange de la population. Un phénomène qui contribue à la mise ne place de l'entre-soi.
Dans tous les cas, il serait nécessaire de disposer de certaines ressources, mais surtout de savoir donner comme recevoir, « une compétence fondamentale pour prendre part à ces relations ». Des échanges que l’on peut retrouver ailleurs en France. A Paris cependant, l’espace urbain revêt, selon l’auteure, une importance particulière dans ces interactions. Ritualisées, elles auraient lieu dans des espaces organisés « autour de petites rues, parfois sinueuses », des cafés ou parcs (les Buttes Chaumont, notamment), le tout au sein d’un « quartier-village » souvent vanté pour son charme. Elles participeraient par ailleurs, toujours à en croire Sophie Corbillé, à « l’élaboration d’un mode de vie commun à l’origine de processus de différenciation ». En fait : « L’amitié apparaît donc comme un levier fort de la constitution d’un entre-soi dans les quartiers gentrifiés qui concourt au sentiment d’être chez soi ».
Les voisins, ces anonymes
Un « entre-soi » fort, qui aurait tendance à se confronter à la perception de « l’Autre » en ville, et notamment le voisin, de métro comme de palier. L’anthropologue cite le philosophe et sociologue Georg Simmel, qui étudiait déjà les grandes villes au début du XXe siècle : « nous ne connaissons (…) même pas de vue celui qui, à longueur d’années, est notre voisin, et c’est ce qui fait que nous paraissons si froids et sans cœur aux yeux de l’habitant de petites villes ». Une « réserve » qui n’est « pas seulement de l’indifférence, mais, plus souvent que nous n’en avons conscience, une légère aversion, une mutuelle étrangeté et une répulsion partagée (…) ». Selon Sophie Corbillé, celle-ci aurait l’avantage de permettre « d’être tranquille chez soi ».
Elle pourrait aussi s’expliquer par des appartenances socioculturelles diverses, probablement plus tranchées dans les grandes villes, ou par la différence de ressources. Il est donc fréquent à Paris, a fortiori dans ces quartiers souvent qualifiés (non sans enthousiasme) de « cosmopolites », de rester globalement dans une posture de retrait face à « l’Autre ». Il s’agit de « se croiser plutôt que se rencontrer », même quand des échanges verbaux ont bel et bien lieu. Sophie Corbillé s’inspire encore de Georg Simmel, toujours sur les voisins en parlant de « cette sociabilité purement sociable (…) qui repose sur des échanges de paroles dont le but est davantage l’interaction elle-même que l’information transmise. »
"Bonjour, comment allez-vous ?" La question compte, pas la réponse.
> Sophie Corbillé, Paris bourgeoise, Paris bohème. La ruée vers l’EstPuf, 204 p., 22 euros. Parution le 9 septembre.