Plus c’est gros, plus ça passe. Cette expression peut venir à l’esprit devant ce qui est reproché à Nicolas Sarkozy et ses fidèles tant l’accusation est gravissime. En 2007, Nicolas Sarkozy est soupçonné d’avoir financé sa campagne présidentielle avec de l’argent provenant de la dictature du colonel Kadhafi. Des liens supposés entre une démocratie et une dictature qui font tâche.
Cependant « personne n’y comprend rien » assène Nicolas Sarkozy, particulièrement agacé, en évoquant l’affaire sur les plateaux télévisés, comme pour se rassurer. Clin d’œil malicieux à la formule de l’ancien président, le documentaire de Yannick Kergoat replonge au cœur de cette affaire tentaculaire alors que s’ouvre le procès de l’affaire des financements libyens.
Alimenté par les révélations de Mediapart à la source des révélations sur l’affaire depuis 2011, Personne n’y comprend rien explore les recoins de ce qui pourrait se cristalliser devant la justice comme l’un des scandales les plus retentissants de la Ve République.
L’affaire des affaires
Le sens du timing avec le judiciaire est judicieux. Personne n’y comprend rien débarque en salle deux jours après le début du procès de Nicolas Sarkozy pour les financements libyens présumés de sa campagne de 2007. Une audience qui s’ouvre dans un climat particulier pour l’ancien chef de l’État définitivement condamné le 18 décembre dernier pour corruption et trafic d’influence, à trois ans d’emprisonnement dont un an ferme sous bracelet électronique dans l’affaire des écoutes, alors qu’il se faisait passer pour un certain Paul Bismuth.
Une condamnation historique pour un ancien président de la République qui possède un carnet de bal chargé avec le palais de justice. Nicolas Sarkozy est en effet cité dans tellement d’affaires judiciaires que des médias comme France info proposent une page dédiée sur leur site pour suivre l’intégralité de ses déboires judiciaires. Une avalanche d’affaires, parfois d’affaires dans l’affaire comme pour celle des écoutes, qui n’aide pas à y voir clair.
Personne n’y comprend rien reprend justement l’expression de l’ex président évoquant la complexité de l’affaire libyenne pour la démentir. La compromission avec le régime de Kadhafi serait tellement grave, les méandres de l’affaire tellement alambiqués que tout serait évidemment faux. Vraiment ? Pour dissiper cette impression, le documentaire revient sur 14 ans d’enquête de Mediapart pour décortiquer ce que ses journalistes appellent entre eux « l’affaire des affaires ».
Quand c’est fou…
Pour démêler les fils de cette histoire de financements supposés, le documentaire s’appuie sur les révélations successives de Mediapart réunies dans le livre Avec les compliments du Guide – Sarkozy-Kadhafi, l’histoire secrète publié en 2017 par Fabrice Arfi et Karl Laske. Les deux journalistes sont nos guides face caméra à travers les différents volets de ce scandale : politique, diplomatique, financier, éthique, terroriste, militaire, judiciaire…
En moins de deux heures, ce sont près de quinze ans d’enquête résumés en s’appuyant sur des documents, des extraits médiatiques et des interviews. Une mise en scène sobre, dans un appartement vide avec des projections des archives sur ses murs nus. Une uniformisation de lieu pour recentrer cette affaire tentaculaire racontée en voix off par la comédienne Florence Loiret Caille.
Personne n’y comprend rien prend soin de rappeler en préambule que toutes les personnes accusées sont présumées innocentes et que le documentaire n’est pas l’équivalent d’un procès. Cette précaution prise, les éléments à charge s’enchaînent contre le clan Sarkozy dans cette histoire abracadabrantesque, comme aurait dit un autre président, de corruption d’une démocratie par une dictature débouchant sur une guerre. En rétablissant la chronologie des faits, documents à l’appui, Personne n’y comprend rien facilite la compréhension de l’affaire tout en revenant sur les dénégations médiatiques agacées de l’ancien président. Une stratégie de défense qui est ici disséquée.
Indignité médiatique
Si le lecteur assidu de Mediapart ne devrait pas apprendre de nouveaux éléments sur l’affaire, Personne n’y comprend rien prend également soin d’analyser les réactions de Nicolas Sarkozy face aux accusations. Une lecture médiatique des faits qui n’a rien d’étonnant de la part de Yannick Kergoat, réalisateur des documentaires La (très) grande évasion (2022) – lire notre critique – et surtout Les nouveaux chiens de garde (2011), co-réalisé avec Gilles Balbastre. Au fil du documentaire, les archives médiatiques des prises de parole de Nicolas Sarkozy sur l’affaire viennent ainsi contrebalancer les lourdes accusations.
La stratégie de Nicolas Sarkozy ne dévie pas au fil des années. Il use d’un ton cassant, à la limite du mépris, pour les journalistes qui osent l’interroger sur le sujet. L’ancien président surjoue l’aspect incompréhensible de l’affaire et pointe l’indignité – formule restée célèbre – des questions. Quand il ne les prend pas de haut, l’ancien président contre-attaque et assigne en justice. Jusqu’à présent, Mediapart a gagné chacun des procès menés par Nicolas Sarkozy.
Le documentaire revient également sur la séquence lunaire d’une « exclusivité BFMTV » dans laquelle Ziad Takieddine, exilé à Beyrouth, retire ses accusations contre le camp Sarkozy. Un spectaculaire retournement de veste suivi d’échanges révélés par des écoutes où des figures de BFMTV (Marc-Olivier Fogiel et Ruth Elkrief notamment) se réjouissent que la séquence suivie de réactions des soutiens de Sarkozy en plateau ait pu être utile à l’ancien président. Pour enfoncer le clou, l’enseignante-chercheuse Julia Cagé s’interroge dans le documentaire sur le conflit d’intérêt de Nicolas Sarkozy au conseil d’administration de Lagardère, propriétaire de nombreux médias.
Danger démocratique
Au-delà de l’affaire en elle-même, Personne n’y comprend rien dresse un portrait médiatique inquiétant. Pour Nicolas Sarkozy, Mediapart est une officine politique qui ne mérite pas le nom de média. Le point de vue de Yannick Kergoat est tout autre, le documentaire dénonce le fait que les révélations de Mediapart aient été, selon lui, peu relayées par leurs confrères journalistes malgré la gravité des accusations. Pire, la proximité malsaine de certains médias avec le clan Sarkozy est décriée.
Il ressort en tout cas de la stratégie de Nicolas Sarkozy une constante : se donner le rôle du persécuté, par la justice ou ses ennemis politiques. Avec une tendance à brouiller les pistes entre les deux en convoquant l’opinion publique. Ne jamais vraiment répondre sur le fond de l’affaire mais mettre en cause une justice qui serait aux ordres – de qui exactement ? ça reste à déterminer – est au cœur de sa stratégie de défense. Une tendance qui n’est pas sans rappeler le populisme complotiste d’un Donald Trump.
Cette remise en cause de l’autorité judiciaire est relevée dans le documentaire par François Molins, procureur général honoraire près la Cour de cassation. Il y voit, comme les attaques contre les médias, un grave danger pour la démocratie. À l’instar de Marine Le Pen empêtrée dans l’affaire des assistants parlementaires européens et d’autres politiques avant eux, Nicolas Sarkozy dénonce un procès politique. On connaît la musique : la justice est trop laxiste en général mais s’acharne dans leur cas précis. On pourrait en sourire si les conséquences de ces attaques ne venaient pas miner les bases d’une démocratie plus fragile que jamais.
Alors que s’ouvre le procès de l’affaire dite des financements libyens présumés, Personne n’y comprend rien revient, documents à l’appui, sur une affaire explosive qui pourrait se révéler devant les tribunaux comme un scandale vertigineux. En attendant la vérité judiciaire, le documentaire permet de réviser les faits de cette affaire hors normes et constater les dégâts démocratiques qu’elle a déjà causés au pays. Vous avez dit indignité ?
> Personne n’y comprend rien réalisé par Yannick Kergoat, France, 2024 (1h43)