Depuis qu’il a quitté son village pour rejoindre Bombay, Rafi (Nawazuddin Siddiqui) tente de gagner sa vie comme photographe de rue. Alors qu’il immortalise des touristes posant devant la Porte de l’Inde, il propose à Miloni (Sanya Malhotra), une étudiante de la classe moyenne, de poser pour un portrait. Le temps de chercher une enveloppe pour protéger la photo, la jeune femme a disparu. Rafi se retrouve devant le monument avec le cliché de l’inconnue comme unique souvenir de cet instant fugace.
Pressé par Dadi (Farrukh Jaffar), sa grand-mère, de trouver une femme pour se marier, Rafi lui envoie la photo de Miloni en la faisant passer pour sa petite-amie. Mais le stratagème se retourne contre lui : enchantée par la nouvelle, la vieille femme annonce son arrivée prochaine à Bombay pour rencontrer sa promise. Pris de court, Rafi retrouve l’inconnue de la photo et lui propose d’incarner sa fiancée. À sa grande surprise, Miloni accepte. Liés par ce mensonge, les deux êtres que tout oppose débutent une relation de plus en plus complice.
Retour aux sources indiennes
Le photographe marque un véritable retour aux sources pour Ritesh Batra après une production anglaise — À l’heure des souvenirs (2017) — et une romance produite par Netflix — Nos âmes la nuit (2017) —, peu convaincante malgré la présence de Robert Redford et Jane Fonda au casting. Avec ce couple improbable réuni pour échapper à la pression du mariage, le cinéaste indien renoue avec les thématiques de ses débuts et sa ville natale.
Ce nouveau projet fait en effet irrémédiablement penser à The Lunchbox (2013), succès qui a révélé le réalisateur au monde entier. Situés à Bombay, les deux films reflètent l’intérêt du cinéaste pour les rencontres imprévues entraînant des conséquences insoupçonnées. En posant de nouveau sa caméra sur le sol indien, Ritesh Batra ne manque pas d’examiner cette société en pleine mutation.
Deux salles, deux ambiances
En toile de fond de la romance attendue, Le Photographe dépeint un pays cloisonné. Rafi, villageois musulman venu travailler à Bombay, et Miloni, étudiante studieuse issue de la bourgeoisie traditionnelle, incarnent deux classes sociales qui ne sont pas censées interagir. Et encore moins feindre l’engagement d’un mariage.
Cet écart de fortune — au sens de la richesse et de la chance — entre les protagonistes est traité avec beaucoup de pudeur. Il s’agit d’une réalité qui s’impose aux deux prétendus amoureux mais qui ne rentre jamais en jeu dans leur relation. La différence de classes n’est d’ailleurs pas la seule chose qui sépare le photographe et l’étudiante.
Ego trip
Signe pour le cinéaste de l’évolution de la société indienne, le positionnement de l’individu par rapport à sa famille est au cœur des motivations de Rafi et Miloni. Les deux célibataires partagent cette injonction à se marier provenant de leur entourage mais chacun la gère selon ses priorités. Si Rafi souhaite régler les dettes de sa famille avant d’envisager l’engagement, Miloni se soustrait habilement à l’idée d’une union fortement suggérée par ses parents car elle souhaite avant tout réussir ses études.
Le photographe incarne une vision traditionnelle des priorités familiales tandis que la jeune femme rêve d’indépendance. Se penser en tant qu’individu ou avant tout comme membre d’une famille est ce qui sépare, au-delà de leur niveau social, Rafi et Miloni. Et cette différence, symbole de l’évolution de la société indienne vers plus d’individualité, ne fait que renforcer leur curiosité l’un pour l’autre.
Bollywood shakespearien
Pour son retour en Inde, le cinéaste a confié s’être inspiré des comédies shakespeariennes et des productions musicales exubérantes de Bollywood. Pourtant, Le photographe ne possède pas de séquence musicale avec des chorégraphies flamboyantes. Ritesh Batra a absorbé toutes ces références pour mieux les détourner, à commencer par ce qu’il nomme les « bluettes de Bollywood ».
Ces mélos découverts lors de son enfance en Inde dans les années 80 possèdent un schéma invariable : une jeune femme intrépide défie sa famille et la tradition pour rejoindre celui qu’elle aime. Ritesh Batra manipule habilement ce matériau d’origine quelque peu désuet pour jouer avec les attentes du spectateur tout en assumant un regard distancé sur sa romance. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la scène clé du film se déroule dans le hall d’un cinéma, à l’écart de la projection en cours.
Sentiments en développement
Et l’amour dans tout ça ? Deux inconnus que tout oppose joue au couple jusqu’au jour où… La logique romantique semble dicter la fin inévitable de cette situation. Mais si Ritesh Batra s’inspire de la tradition des mélos, il ne les reproduit pas pour autant. Sa romance est particulièrement bien ancrée dans la réalité, avec les doutes qui l’accompagnent. Les deux personnages se projettent en tant que couple mais, à l’épreuve du réel, le fantasme n’est pas toujours réalisé.
Le rapprochement entre Rafi et Miloni est évident mais le cinéaste prend soin de troubler sa véritable nature. Le modeste photographe imagine une vie à deux et l’étudiante citadine fantasme une vie au village : des songes qui les emmènent loin de leurs quotidiens respectifs… Rafi et Miloni se désirent-ils réellement ou projettent-ils dans cette altérité inattendue une opportunité à saisir ? La question de l’attirance reste suspendue aux lèvres de ce touchant couple virtuel et le film, tel un ruban de Möbius, semble se refermer sur lui-même interrogeant sa propre nature et les désirs de ses protagonistes.
Dans la lignée de The Lunchbox, Le photographe bouscule gentiment les clichés des films romantiques. Habile manipulateur, Ritesh Batra nous livre un mélo meta qui interroge autant le sentiment amoureux que nos attentes de spectateur. L’histoire reste quant à elle à développer…
> Le photographe (Photograph), réalisé par Ritesh Batra, Inde – Allemagne – États-Unis, 2019 (1h50)