« L’art peut être dans la rue, pourquoi le photojournalisme ne serait-il pas dans les galeries? Je revendique ma légitimité à y être exposée. »
Mères adolescentes, mineurs emprisonnés, infanticide de fillettes en Inde… le moins que l’on puisse dire, c’est que les reportages photographiques de Lizzie Sadin ont un caractère social marqué. Des images dures, que cette photographe engagée et militante n’hésite pourtant pas à présenter en galeries. « Ce qui distingue une photo de reportage publiée dans la presse ou exposée, c’est uniquement le contexte et le regard qu’on lui porte. La photo elle, reste ce qu’elle est. »
Longtemps, pour voir de grands reportages photos sur les cimaises, il fallait se rendre à Perpignan lors du festival "Visa pour l’image" ou à Arles, durant les "Rencontres" de la photographie. Si les deux événements restent incontournables par leur envergure et leur qualité, ils ne font plus figure d’exception. Pas seulement parce que d’autres festivals sont apparus (Photomed, à Sanary-sur-Mer, pour ne citer que le dernier né), mais surtout parce que le photojournalisme s’expose plus que jamais dans les galeries d’art, les musées ou les espaces d’exposition publics et institutionnels.
Ainsi, en mai dernier, et comme depuis trois ans, la Galerie de l’Instant à Paris présentait "Photojournalistes", une expo collective des grands noms du photoreportage. La Maison européenne de la Photographie expose, elle, jusqu’au 25 septembre, 90 photographies parmi les plus marquantes du reportage de guerre. Autre exemple : à l’occasion de la sortie du second numéro de la revue de photojournalisme 6 Mois, la Fnac Montparnasse exposera les photos de Mads Nissen et Anastasia Taylor-Lind du 15 septembre au 25 octobre 2011.
L’abandon de la presse
Voilà pour quelques "événements". Mais il y aussi des galeries qui se sont spécialisées dans la présentation de photoreportages : Magnum galerie, Fait et Cause, La Petite Poule Noire, ou encore Polka, lancée en 2007 par Adélie et Edouard Genestar. « L’engouement pour le photojournalisme en galerie est récent… en France, confirme et précise Adélie Genestar de Ipanema. Car le phénomène existe depuis longtemps aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Le succès populaire de l’exposition "Paris en liberté" de Robert Doisneau (Hôtel de Ville de Paris, fin 2006) fut, pour moi, l’un des révélateurs d’une tendance qui, depuis, n’a cessé de se confirmer. »
Adélie et Edouard Genestar expliquent avoir créé la Galerie Polka pour répondre à cette envie croissante des amateurs de photos de voir et de collectionner du photoreportage. C’est d’ailleurs la galerie qui fut le moteur du superbe Polka Magazine lancé quelques mois plus tard par Alain Genestar, ancien directeur de Paris-Match et père d’Adélie et Edouard.
L’autre grande raison qui explique l’arrivée massive de ces photos dans les galeries, c’est le désintérêt de la presse pour les sujets plus "sérieux" et l’effondrement des grandes agences de photos (Corbis-Sygma, Gamma, Sipa).
« En cinq ou six ans, ma génération, celle des quadra, s’est pris ‘dans la tronche’ leur désengagement et l’impossibilité de montrer nos images dans les magazines », constate amer, Guillaume Binet.
Photoreporter, Guillaume Binet est aussi fondateur de l’agence photo Myop et le créateur d’une galerie de photojournalisme, La Petite Poule Noire (Paris IIIe). Présent au Caire aux premières heures du soulèvement, il raconte ainsi n’avoir pas réussi à décrocher une seule commande de la part de média français.
« Quand ils sont en Libye, en Tunisie, en Egypte et qu’ils mettent leur vie en jeu, les photoreporters n’ont qu’un désir : montrer leur travail. Ils vont sur place avant tout pour témoigner, la motivation financière vient bien après. » C’est pour eux qu’en avril et mai derniers, en plein "Printemps arabe", Guillaume Binet a monté dans sa galerie, Révolutions, une exposition du travail de huit photographes parfois encore présents sur le terrain.
Que les expositions viennent en substitution de la presse attriste Lizzie Sadin. « J’adore exposer car cela me permet des échanges fabuleux avec les gens. Mais la vocation d’un photoreportage reste – ou devrait rester – d’être publié, accompagné d’un article, de témoignages, d’éclairages… »
Une reconnaissance
Si les photojournalistes ont autant investi les espaces d’exposition, c’est aussi parce qu’ils y voient une reconnaissance de la qualité de leur travail. « Avec les appareils d’aujourd’hui, tout le monde peut, sans rien connaître à la technique, faire quatre cents clichés d’un événement et, par hasard, en réussir un ou deux, analyse Guillaume Binet. Mais celui qui empile les cartes mémoires pleines dans son sac ne sera jamais en galerie. Etre exposé, c’est dire : "je fais attention à ce que je photographie". C’est mon regard, mes tripes, ma signature. »
Mais alors, la perspective de voir ses clichés encadrés change-t-il la manière de travailler du photographe ? « Non », répond Lizzie Sadin qui assure ne jamais penser au "cliché exposable" quand elle est en reportage. Certains de ses confrères ont toutefois totalement intégré cette dimension.
« Incontestablement, certains pensent "expo" lorsqu’ils appuient sur le déclencheur, confirme Adélie Genestar de Ipanema. Et d’ailleurs, ils se trompent souvent sur les images qui ont leur place dans la galerie, ajoute-t-elle avec malice. Beaucoup continuent néanmoins à travailler exactement comme avant. Enfin, quelques autres, je pense à Ethan Levitas, réalisent chaque image dans la perspective d’une exposition. Ce sont des démarches complémentaires qu’il ne faut pas opposer. »
Aux arts, etc
Tirages sur papier de qualité, nombre d’exemplaires limités, photos numérotées et signées, cote du photographe… le photojournalisme est entré en galerie avec les codes du marché de l’art. La démarche des collectionneurs – avertis comme amateurs – ne serait cependant pas exactement la même. « À mon retour du Caire, explique Guillaume Binet, j’ai reçu plusieurs commandes pour mon image d’un homme enturbanné, au regard fatigué mais plein d’espoir (photo qui a fait la Une de Newsweek, puis du Nouvel Obs, NDLR). Les gens ne la désiraient pas seulement pour son esthétique, mais aussi parce qu’elle était un objet chargé du sens de l’Histoire. Pour faire un parallèle, c’est un peu l’équivalent de ces morceaux du Mur de Berlin que des milliers de gens sont allés arracher après la chute. »
Une photo perd-elle sa valeur documentaire parce qu’elle est plaisante au regard ? Sans doute pas. Peu d’entre nous ont envie d’afficher sur les murs de son salon des images de cadavre, de guerre ou de mort, la photo de journaliste "commercialisable" est donc celle qui témoigne de la marche du monde, sans choquer.
Sur les murs de la galerie Polka se succèdent des photographes très "plasticiens " (Tamas Dezso, Alexander Gronsky, Marchand & Meffre) et d’autres beaucoup plus ancrés dans la réalité brute, voire brutale. « Image décorative ou difficile, nous ne nous refusons rien… et tout se vend, assure Adélie Genestar de Ipanema. Il y a quelque temps, nous avons exposé le travail de James Nachtwey sur les malades du Sida. Ce sont des images dures, oui, mais respectueuses des personnes photographiées et merveilleusement composées. Les collectionneurs ne s’y trompent pas. »
Même si acquérir du James Nachtwey n’est pas à la portée de toutes les bourses, collectionner du photojournalisme est plus accessible qu’on ne se l’imagine. Un tirage d’art d’une photo de Lizzie Saddin est vendu entre 600 et 850 euros par la galerie en ligne www.jouretnuitgalerie.com. Un cliché exposé par La Petite Poule Noire s’emporte autour de 1000 euros et, chez Polka, les prix font le grand écart. « Certains tirages d’exception et grand formats valent plusieurs dizaines de milliers d’euros, mais nous proposons aussi des photos à partir de 250 euros. »
Une bonne raison pour oublier les sous-verres sans personnalité qui s’amoncellent dans les bacs des magasins de déco et pour afficher dans son salon un beau cliché, témoin de notre siècle.
> Photos de Guillaume Binet sauf l’équipe de la galerie Polka, de Maria Spera, de ses murs d’exposition, de Clément Beraud. Et deuxième photo de Lizzie Sadin, "Mineurs en peines".