À la fin des années 40, « Alejandrito » Jodorowsky, âgé d’une vingtaine d’années, décide de devenir poète contre la volonté de sa famille. Dans le tumulte de la capitale chilienne Santiago, il est accueilli au sein de la bohème artistique et intellectuelle de l’époque. Il rencontre dans ce petit cercle voué à l’art Enrique Lihn, Stella Diaz, Nicanor Parra et tant d’autres jeunes poètes prometteurs et anonymes qui deviendront les maîtres de la littérature moderne de l’Amérique Latine. Immergé dans cet univers d’expérimentation poétique, il vit à leurs côtés comme peu avant eux avaient osé le faire : sensuellement, authentiquement, follement.
Jodo se réalise
Cinéaste reconnu, celui qui est par ailleurs acteur, dramaturge, poète, essayiste, mime ou encore scénariste de bandes dessinées, n’est pas pour autant « bankable » et ses projets n’attirent pas les financements de l’industrie cinématographique par magie. Heureusement, la sortie en 2013 de Jodorowsky’s Dune — documentaire passionnant sur sa tentative d’adapter le célèbre livre de science-fiction sur grand écran — a relancé l’intérêt pour le réalisateur et l’a aidé à boucler le budget de cette seconde partie de son autobiographie, malgré l’échec financier du premier film.
Avec l’aide de 7 000 personnes ayant répondu favorablement à la campagne de crowdfunding, la somme nécessaire à l’aventure a été complétée et l’œuvre a pu voir le jour, ou plutôt l’obscurité des salles de cinéma. Un signe que certains films ont déjà leur public avant le premier jour de tournage et que la frilosité de l’industrie cinématographique face à certains projets n’est pas une fatalité.
Poesía sin fin reprend l’histoire où La danza de la realidad (2013) s’était arrêtée. Le jeune Alejandro (Adan Jodorowsky) quitte son petit village de Tocopilla pour rejoindre Santiago. Il y rencontre un microcosme artistique foisonnant dans lequel il se retrouve totalement. De son propre aveu, Alejandro Jodorowsky filme cette autobiographie comme une thérapie « psycho-magique » pour se guérir lui-même, le public étant de toute façon une entité fantomatique impossible à satisfaire.
Et même si c’était le cas, le réalisateur, en bon artiste qui se respecte, ne cherche pas à assouvir nos bas instincts de spectateurs. Fidèle à son art, il refuse toute compromission et propose une œuvre pure parfois déroutante dans sa forme. Pourtant, Jodorowsky assure que tout ce qui se voit sur l’écran s’est réellement passé et qu’il n’a fait qu’ajouter des couleurs surréalistes et des idées de cinéma au récit.
Dans ce parcours initiatique, les muses — bien loin des clichés d’Hollywood — sont des femmes enrobées aux cheveux roses ou sont naines, un parti pris qui invite le spectateur à aller au delà des personnages et situations qui lui sont présentées. Après la réalité — par essence poétique de son enfance — le réalisateur ouvre un nouveau volet de son parcours où le jeune Alejandro découvre la poétique comme façon de se réaliser dans la vie. Car la poésie selon Jodorowsky n’est pas un objet littéraire inerte, elle se vit, elle est constituée de sang, de larmes et de sperme. En côtoyant les cercles artistiques, l’artiste en devenir cherche avant tout à se trouver lui-même. Cette soif de poésie chez le jeune Alejandro est d’autant plus touchante qu’elle est aussi vitale que l’air qu’il respire.
Thérapie familiale
Poesía sin fin est également — comme souvent avec Jodorowsky — un projet familial. Son fils Adan qui l’incarne jeune homme donne ainsi la réplique à son autre fils Brontis qui joue le père du réalisateur. Au-delà de son refus de faire des films avec des stars et l’excuse malicieuse que cela coûte toujours moins cher de faire jouer sa famille dans ses films, la présence de ses fils prend ici un sens particulier. La thérapie du cinéaste est également pour sa famille. Il profite de ce film pour dialoguer avec son père et faire la paix avec lui.
Alejandro Jodorowsky ajoute une couche à ce chassé croisé familial en apparaissant en personne dans le film pour raconter sa propre histoire. Grâce à la magie du cinéma, le cinéaste offre au spectateur une touchante leçon de vie en éclairant — à travers les années — le parcours du jeune homme qu’il était alors.
Magnifiquement libre et flamboyant, le nouveau film de Jodorowsky s’adresse à ceux qui n’acceptent pas le monde tel qu’il est. Le cinéaste nous rappelle que cette poésie est de par sa futilité, essentielle. Avec cette autobiographie lumineuse et généreuse, le cinéaste parle au final moins de sa petite personne que de l’impérieuse quête de création comme réalisation de soi. Pour Orson Welles, un film ne peut être bon que si la caméra est un œil dans la tête d’un poète. Une règle qui correspond à merveille à la filmographie du maître Jodorowsky.
Dans un monde qui a perdu de sa magie, Poesía sin fin impose la poésie comme nécessité impérieuse. Totalement enivrante, la vie recrée de Jodorowsky est plus belle que nos rêves et on aimerait, en effet, qu’elle soit sans éternelle.
> Poesía sin fin, réalisé par Alejandro Jodorowsky, France – Chili, 2016 (2h08)